« Piketty s’est trompé dans ses additions », titrait le Financial Times des 24-25 mai 2014 qui exposait que le livre Le Capital au XXIe siècle arguant d’une augmentation des inégalités puise certes dans l’air du temps d’après la crise de 2008 et constitue un sensationnel succès de librairie mais qu’il est piqueté d’erreurs qui en faussent les conclusions. Le grand quotidien financier y consacrait sa manchette et la moitié de sa troisième page. Les erreurs mises à jour sont d’un même type, relevait encore le FT, que celles qui l’an dernier avaient miné le rapport des Professeurs Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff sur les dettes publiques et la croissance.
En tournée de promotion de son livre aux Etats-Unis, le Professeur Piketty y rencontra le Ministre des Finances américain, il y fit une présentation au Conseil économique de la Maison-Blanche et s’y adressa au Fond Monétaire International ainsi qu’aux Nations Unies. C’est que l’économiste proche du PS français (conseiller de Ségolène Royal lors de la campagne présidentielle de 2007) ne manqua pas d’être encensé par ses pairs de l’autre côté de l’Océan atlantique.
Tous deux Prix Nobel d’économie et professeurs à l’université, Paul Krugman et Joseph Stiglitz en prononcèrent un éloge sans réserve. Aux yeux du premier, le Capital au XXIe siècle constituerait « l’ouvrage économique le plus important de l’année, voire de la décennie » et, pour le second, ce serait précisément la récolte de données sur la distribution de la richesse qui représenterait la contribution fondamentale de l’auteur du livre. De même, l’économiste Guillaume Allègre déclarait-il dans une interview accordée au journal Le Figaro (13.05.2014) : « Même ceux qui ne sont pas d’accord avec la thèse du livre sont obligés de se positionner par rapport aux données qui sont produites » . Que ces honorables protagonistes engagent donc la bataille des chiffres et des extrapolations ! Il est amusant de signaler que le FT (15.04.2014) avait lui-même antérieurement publié une recension louangeuse du Capital au XXIe siècle sous la plume de son économiste attitré Martin Wolf. Ce dernier qualifia l’ouvrage de Piketty de livre extraordinairement important dont tout lecteur à l’esprit ouvert ne pourrait ignorer les donnés ni l’argumentation…
Les voix dissonantes n’avaient pas attendu la publication de l’enquête du grand quotidien financier pour se faire entendre. La plus virulente fut celle du Président de l’Institut des Libertés, Charles Gave, qui accusa son compatriote de raconter des âneries quand il prétend que, si la rentabilité du capital restait supérieure au taux de croissance de l’économie, les riches deviendraient de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres (or il n’y a pas de lien de cause à effet) et dès lors qu’il confond rentabilité sur capital investi et taux de croissance des profits. Ce que fait Piketty, écrit Charles Gave, c’est nous resservir la théorie marxiste de la paupérisation inéluctable du prolétariat, théorie dont l’histoire des 200 dernières années et l’émergence de 2 milliards de personnes de la pauvreté absolue ont démontré toute la pertinence…
Plus docte fut la voix de Nassim Nicholas Taleb qui, dans un papier rédigé en collaboration avec Raphaël Douady, mathématicien et économiste au Centre d’économie de la Sorbonne, avança que dans les distributions à traîne épaisse telles qu’on les rencontre dans le domaine économique les mesures sur base d’un échantillon de la contribution du centile supérieur au total (concentration) constituent des estimateurs peu fiables, fort sensibles à la dimension de l’échantillon et peu propices à la prise en compte de larges déviations. Sur Twitter, Taleb se montra plus direct : « Le Capital de Piketty, dit-il notamment, est un manifeste politique étatiste sur base de données destinées à en corroborer les présuppositions ; tant ses supporters que ses adversaires ignorent <les problèmes liés à> l’inférence et la modélisation. »
De manière plus prosaïque, ne faudrait-il pas commencer par se demander quels sont les riches d’aujourd’hui et s’ils sont les descendants de ceux d’il y a un siècle ? Qu’une seule des sociétés faisant partie de l’indice américain Dow Jones à la fin du XIXe siècle y figurait encore à la fin du XXe siècle semble indiquer qu’en un siècle bien des fortunes se défont et se font. Combien d’héritiers de grosses fortunes sont-ils parvenus à les garder intactes, sans même parler de les faire fructifier, par-delà plusieurs générations de descendants ? D’ailleurs, les plus grandes fortunes mondiales d’aujourd’hui ont-elles été héritées : Bill Gates (Microsoft), Carlos Slim (Mexique), Warren Buffett (Berkshire Hathaway), Amancio Ortega (Espagne), Larry Ellison (Oracle), Bernard Arnault (France), Stefan Persson (H&M, Suède), Michael Bloomberg, Larry Page et Sergey Brin (Google), Jeff Bezos (Amazon), Mark Zuckerberg (Facebook) ?
Finalement, les questions à se poser à la suite du « livre d’économie le plus important depuis le début du XXIe siècle » ne sont-elles pas les suivantes : préférerait-on vivre relativement pauvre dans un monde riche ou relativement riche dans un monde pauvre? Préférerait-on vivre dans un monde où la richesse se répartit de manière aléatoire avec un niveau de concentration qui reflète la diversité et la dispersion des talents et des aspirations du genre humain et qui se désagrège naturellement et arithmétiquement au travers des descendances ou dans un monde dans lequel la rareté est gérée par une élite politique totalitaire, cleptomane et auto-reproductrice ?