Nous vivons la fin d’une civilisation, la nôtre, héritage des Lumières. Le propos du sociologue Jean-Claude Kaufmann dans son essai « La fin de la démocratie », paru aux éditions Les Liens qui Libèrent, est d’en faire la démonstration. Sans doute n’en avons-nous qu’une vague intuition, selon l’auteur, pourtant, les signes se multiplient : Gilets jaunes, catastrophe climatique annoncée, financiarisation de l’économie, montée des populismes, nationalismes et enfermements identitaires.
Deux mondes s’affrontent et font, affirme l’auteur, que notre civilisation est sur le point de disparaître : « Ceux qui vont mal contre ceux qui vont bien, ou croient aller bien. Deux mondes qui, l’un comme l’autre, signent la fin de la démocratie fondée sur la Raison ». Il en convient : « Le rêve de remplacer Dieu par la Raison était peut-être trop grand. » La conviction que le savoir de nature scientifique peut devenir l’unique vérité et donner un sens à la vie est une utopie. (Autant, dirions-nous, mais pas Jean-Claude Kaufmann, pour le marxisme-léninisme d’antan et pour l’écologisme de notre temps…)
Concomitamment, la République (dans ce qu’elle avait de « transcendantal », c’est à dire quand elle portait un projet de société et d’avenir auquel adhéraient les citoyens d’où qu’ils vinssent) et la démocratie (en ce qu’elle déborde désormais largement du seul aspect du suffrage universel) – République et démocratie dont on a pu longtemps croire qu’elles se confondaient – sont devenues antinomiques. « La République vient d’en haut, la démocratie vient d’en bas »
La démocratie, ce n’est plus seulement le citoyen libre de choisir un représentant lors d’un scrutin, mais c’est aussi l’individu autonome, décidant en tout et à tout instant, effectuant des choix parmi « mille produits, mille idées, mille manières de faire, mille personnes », des choix qui contribuent à la création d’un ego, d’une identité individuelle fluctuant en fonction de nouvelles options. Même la religion, par principe structurante, n’échappe pas à une mise en perspective personnelle.
L’auteur décrit ce mouvement historique de démocratisation de la vie sociale comme ayant vidé la République de sa substance, au fur et à mesure que les personnes ont obtenu le droit de disposer d’elles-mêmes et de s’inventer leur propre avenir, et ayant abouti à nous confronter aux dérives qui mettent aujourd’hui l’avenir de notre civilisation en péril.
Le drame, pour l’individu, est que, face à l’impossibilité de réconcilier République et démocratie, c’est cette dernière qui écope. « La montée de l’autoritarisme ne se résume pas à l’émergence de régimes populistes à propension dictatoriale ; elle se manifeste aussi par un interventionnisme disciplinaire grandissant dans les démocraties les plus libérales. » Pour Jean-Claude Kaufmann, l’individu paie son autonomie de la fabrication effrénée de normes et de règlements, en particulier dans une société contemporaine caractérisée par la phobie du risque, « de tous les risques ».
S’y ajoute une « fatigue d’être soi » qui débouche sur « une fatigue de la démocratie » et, par voie de conséquence, sur une attitude de type sectaire (d’adoption d’un corps de doctrine prêt à l’emploi et d’extraction du monde réel) et sur le dogmatisme, enfermant l’individu ordinaire dans des « croyances bornées », des « passions mauvaises et violentes », des « jugements simplificateurs et catégoriques » et, surtout, un « océan d’émotions de plus en plus puissantes et incontrôlables ».
La crise de la démocratie ne serait pas aussi profonde, ni l’avenir aussi sombre, selon Jean-Claude Kaufmann, « s’il n’y avait les émotions », lesquelles refoulent toute emprise de la rationalité.
Que l’individu se trouve plongé, qu’on le veuille ou non, dans un univers parallèle de fake news (y compris, comme le relève l’auteur, dans la communication officielle, par exemple en ce qui concerne la politique d’assouplissement monétaire des banques centrales) et de numérisation à outrance de la vie quotidienne via les algorithmes ne l’aide pas à maîtriser son destin, ni n’aide la République à restaurer un ordre « fondé sur une morale, soudé par un élan, cadré par des institutions », une République qui n’a plus de République que le nom car, selon l’auteur de « La fin de la démocratie », elle n’en utilise le cadre institutionnel que « pour mieux avancer vers ce qui n’est rien d’autre qu’une dictature ».
Jean-Claude Kaufmann dresse un tableau de l’état de notre civilisation clair et détaillé, cohérent et pertinent. Que faudrait-il faire ? Dans sa conclusion finale, il avoue ne pas le savoir. « J’ai beaucoup réfléchi. Je n’ai rien trouvé. » Les solutions appartiendraient-elles à un horizon doctrinal autre que le sien ? Son essai, « La fin de la démocratie », n’en mérite pas moins une lecture attentive pour la qualité de son analyse et de son argumentation.
« La fin de la démocratie – Apogée et déclin d’une civilisation », Jean-Claude Kaufmann, 304 pages, Les Liens qui Libèrent.
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