Cet article se fût-il intitulé « Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique », sans doute n’en eussiez-vous pas entamé la lecture et eussiez-vous eu raison. Transgressez donc ! A défaut de vous envoyer graviter, ce qui n’est d’ailleurs pas sans danger par les temps qui courent, son herméneutique transformera l’interprétation théorique que vous vous faites de quelques riches symboles de notre culture. (Non, ça ne veut rien dire ! Qu’importe, continuez votre lecture.)
Comme le fit observer George Orwell dans son brillant pamphlet Politics and the English language, le principal avantage d’écrire clairement, c’est que, quand vous racontez quelque chose de stupide, tout le monde s’en apercevra, y compris vous-même. Quand c’est obscur, par contre… C’est le sujet des Impostures intellectuelles d’Alan Sokal, un physicien et épistémologue américain, professeur de mathématiques à l’University College de Londres et professeur de physique à l’Université de New York, et Jean Bricmont, professeur émérite de physique théorique à l’UC Louvain, membre depuis 2004 de l’Académie royale de Belgique.
L’essai, paru en 1997 et réédité en 2018, fait suite à un article-canular d’Alan Sokal qui, contre toute attente, fut publié en 1996 sous le titre (vous l’aurez deviné !) « Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique » dans la revue académique américaine Social Text aux Presses de la Duke University. Cette revue s’intéresse aux phénomènes sociaux et culturels et publie des articles sur le genre, la sexualité, la race et l’environnement. Does it sound familiar ? La parodie était truffée de propos prétentieux, absurdes mais authentiques d’intellectuels célèbres, français et américains.
A chacun sa vérité
Quand il fut révélé que l’article constituait une parodie, les réactions fusèrent. Alors qu’il s’agissait d’épingler le langage abscons et pseudo-scientifique, dérivé d’extrapolations abusives de concepts des sciences exactes aux sciences humaines, des Lacan, Derrida, Jean-François Lyotard, Michel Serres, Julia Kristeva, Luce Irigaray, Bruno Latour, Jean Baudrillard, Gilles Deleuze, Félix Guattari, Paul Virilio (dont les oeuvres ont constitué un important produit d’exportation vers les Etats-Unis), ce n’est pas seulement la clique postmoderne relativiste (qui tient l’objectivité pour une convention sociale), mais toute l’intelligentsia qui se sentit morveuse et s’ingénia à moucher les deux physiciens insolents.
En témoigne l’extravagante « Réponse aux imbéciles » de Philippe Sollers qui affirma que leurs vies privées méritaient l’enquête et se demanda : « Qu’est-ce qu’ils aiment ? Quelles reproductions ont-ils sur leurs murs ? Comment est leur femme ? Comment toutes ces belles déclarations abstraites se traduisent-elles dans la vie quotidienne et sexuelle ? ». Admettons, concédèrent les deux prétendus imbéciles dans leur préface de 1999, que nous soyons médiocres, ignorants et sexuellement frustrés, tout cela n’expliquerait pas encore en quoi nos arguments sont erronés !
Les deux auteurs définissent ce qu’ils nomment le « postmodernisme » comme un courant de pensée qui rejette la tradition rationaliste des Lumières et élabore des théories indépendamment de tout test empirique. C’est le propre, si on peut dire, des sciences humaines qui s’installent dans le relativisme cognitif, en particulier dans le prolongement du structuralisme et de la déconstruction, quand elles cherchent à surmonter le désenchantement d’un monde en panne de repères (religieux et culturels), confronté à la crise du progrès et à ses faillites alléguées d’ordre écologique, économique et social.
Cette posture intellectuelle traite avec scepticisme ce qu’elle considère comme les grands récits et les idéologies du modernisme et elle s’oppose à la certitude épistémique et à la stabilité du sens. Même les prétentions à l’objectivité factuelle sont rejetées comme naïveté. Bref, le postmodernisme consacre la subjectivité, le relativisme moral, le pluralisme, et rejette la « validité universelle » des oppositions binaires, de l’identité stable, de la hiérarchie et de la catégorisation. Bon sang, mais c’est bien sûr ! Nous sommes effectivement aux racines des discours sur l’identité et les discriminations et c’est le mérite de Sokal et Bricmont d’avoir démontré, il y a un quart de siècle déjà, la vacuité de la pensée qui les fonde. Le roi est nu, ça ne date pas d’hier. A chacun sa vérité !
Chercher la petite bête
De quelles impostures intellectuelles s’agit-il ? Outre du fait d’extrapoler des concepts des sciences exactes aux sciences humaines sans trop savoir ce qu’ils signifient ni se justifier du bien-fondé de la démarche d’un point de vue empirique ou conceptuel, les auteurs donnent moult exemples hilarants, s’ils n’étaient navrants, de propos tenus par les postmodernes qui semblent incompréhensibles pour la bonne et simple raison qu’ils ne veulent rien dire.
En voici trois exemples : Lacan (l’un des psychanalystes les plus influents du siècle dernier) qui parle de la structure de la névrose comme d’un tore (à savoir la surface engendrée par la révolution d’un cercle autour d’une droite, non diamétrale, de son plan, nous apprend le dictionnaire), Kristeva qui prétend que le langage poétique relève de la « puissance du continu » (une notion empruntée aux mathématiques), Baudrillard qui avance que les guerres modernes se déroulent dans un espace non euclidien… Ben voyons !
« Notre but, écrivent Sokal et Bricmont de manière prémonitoire, est d’éveiller une attitude critique, non seulement envers certains individus mais également à l’égard d’une partie de l’intelligentsia, en Europe comme aux Etats-Unis, qui a toléré et même encouragé ce type de discours. » Cherchent-ils la « petite bête » comme on les en a accusés en pointant le côté censé marginal de leurs citations ? Les deux physiciens rétorquent que ce n’est pas de petites inexactitudes qu’il s’agit mais d’un mépris profond pour les faits et la logique et, ajoutent-ils, si de tels propos là où ils sont vérifiables ne sont que non sens, il faut se demander ce qu’il en est du reste de ce que profèrent ceux qui les tiennent.
C’est, n’en doutons pas, quand Lacan prétendit que « l’organe érectile est égalable au √-1 » (la racine carré de -1) en ce qu’il symbolise la place de la jouissance « non pas en tant que lui-même, ni même en tant qu’image, mais en tant que partie manquante à l’image désirée », le « coefficient » restituant ainsi son « manque de signifiant (-1) », que Sokal et Bricmont décidèrent de dénoncer les Impostures intellectuelles. Ils citent Woody Allen qui, dans Woody et les robots, s’oppose à ce qu’on lui transplante le cerveau, car c’est « son deuxième organe préféré » !
Impostures intellectuelles, Alan Sokal et Jean Bricmont, Editions Odile Jacob Poches, 288 pages.
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(Cet article a été publié dans l’hebdomadaire satirique PAN n° 4026 du mercredi 9 mars 2022.)
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