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Bienvenue dans l’ère girardienne

Bienvenue dans l’ère girardienne Posted on 2 août 2025Laisser un commentaire

Le Financial Times et en particulier son édition du week-end restent une référence dans la sphère journalistique internationale. Où d’autre dans la bonne presse trouveriez-vous un article de réflexion inspiré par la pensée de René Girard ? C’est l’exercice auquel s’est adonné Robert Armstrong, commentateur financier américain du célèbre journal et rédacteur de la newsletter Unhedged. Avant de travailler dans le monde de la finance, puis de devenir journaliste, il avait étudié la philosophie.

Il expose la pensée de Girard par une métaphore. Dans la ville balnéaire où ses parents avaient une maison de week-end, posséder une voiture rutilante était risqué. Des dindes sauvages vivaient dans les marais et, si elles s’aventuraient dans l’allée, l’une d’elles pouvait apercevoir son reflet dans la portière et se battre avec lui. Non seulement cela laissait des traces de bec dans la carrosserie mais cela pouvait aussi blesser la dinde.

La grande idée de Girard (1923-2015), qui était Français de naissance mais a passé la plus grande partie de sa vie aux Etats-Unis où il a enseigné dans les plus grandes universités (Johns Hopkins et Stanford) était, poursuit Armstrong, que la religion et la culture découlent d’une rivalité mimétique, à savoir que les êtres humains, contrairement aux autres espèces, choisissent les objets de leur désir en grande partie en fonction de ce que les autres désirent. « Il n’y a rien, ou presque rien, dans le comportement humain qui ne soit appris, et tout apprentissage est basé sur l’imitation », résume-t-il. Freud peut aller se rhabiller : le moi, fût-il enfoui dans l’inconscient, ne nous appartient même pas.

Rivalité et violence

Si toutefois le désir mimétique nous aide à apprendre, il aboutit à la rivalité et, en fin de compte, à la violence. La religion s’est développée comme un moyen de contenir cette rivalité en projetant la violence communautaire sur une victime sacrificielle choisie arbitrairement, le bouc émissaire. C’est le thème de l’un des ouvrages phares de Girard, La Route antique des hommes pervers. Ses travaux s’opposent au cloisonnement des savoirs et à l’intellectualisation de l’humain. La réalité humaine lui importe dans toutes ses dimensions. Girard fait tout à la fois oeuvre de philosophe, d’anthropologue, d’historien, de sociologue, de théologien. Dans son discours de réception du 15 décembre 2005 à l’Académie française, le philosophe Michel Serres le nomme le « Darwin des sciences humaines ».

Armstrong confie avoir eu l’intuition, il y a plusieurs années, en rédigeant sa thèse de doctorat, de ce que les philosophes anglophones des Lumières se fourvoyaient en affirmant que l’action rationnelle commence par la recherche du plaisir et l’évitement de la douleur. « C’est trop individualiste, dit-il, nous apprenons ce qu’il faut vouloir en observant les autres. J’étais proto-girardien sans jamais encore avoir entendu parler de lui. J’ai quand même obtenu mon diplôme, mais je n’étais pas philosophe pour autant, aussi me suis-je orienté vers la finance. »

Il n’entendit parler de Girard pour la première fois qu’il y a quelques années sur un blog économique et, en le lisant, ressentit la satisfaction que quelqu’un avait déjà parcouru le chemin sur lequel il s’était lui-même égaré. Il dit y avoir repensé, parce que la pensée de Girard est d’une actualité brûlante aux États-Unis : « Nous vivons de plus en plus dans le monde politique qu’il a décrit : une rivalité tenace dans laquelle chaque camp envie, puis tente de s’approprier, les sources de valeur et d’identité de l’autre. »

Un prêté pour un rendu

Ça ne date pas d’hier. Qu’est-ce que le conservatisme « révolutionnaire » anti-gouvernemental qui a vu le jour dans les années 1980, si ce n’est un détournement du militantisme anti-gouvernemental des années 1960 et 1970, s’interroge-t-il. Les militants anti-woke réagissent à la censure de gauche en retirant les livres « offensants » des bibliothèques. La gauche s’en prend à Trump par le biais des institutions judiciaires et Trump fait pareil en retour. Mes amis libéraux modérés, dit-il, achètent des armes à feu et des conserves, comme les survivalistes de droite dont ils se moquaient autrefois.

Plus révélateur encore, comme l’a observé Girard à la fin de sa vie, le statut de victime ou de bouc émissaire est lui-même devenu un objet de rivalité mimétique. « Il n’y a jamais rien d’un côté d’une rivalité qui, tôt ou tard, ne se retrouve de l’autre côté, cite-t-il. Lisez Girard et vous commencerez à voir des exemples partout. Choisissez vos ennemis avec soin, car très vite vous leur ressemblerez. »

« Le fait n’est pas que les deux camps de la fracture politique américaine soient interchangeables ; les distinctions entre eux sont moralement importantes. Le fait est plutôt l’inévitabilité d’une escalade irrationnelle. Les personnes prises dans une rivalité mimétique ne peuvent voir la violence littérale ou rhétorique que comme provenant du camp adverse. » « La violence est toujours perçue comme une riposte légitime », cite-t-il Girard. « Personne ne se sent jamais responsable de l’avoir déclenchée. »

La montée aux extrêmes

Comme le nota Orlando Reade, un collègue d’Armstrong, dans un article publié il y a quelques mois par le Financial Times, Girard connaît un regain d’intérêt aux Etats-Unis grâce au milliardaire de la tech Peter Thiel (qui fut un élève de Girard à Stanford et le crédite de son investissement lucratif dans Facebook) et au vice-président JD Vance (qui écouta Thiel parler de Girard à l’école de droit de l’université Yale). Reade expliqua en quoi sa pensée séduit les intellectuels de droite. Les partisans de Trump se présentent comme des boucs émissaires et voient dans l’exceptionnalisme chrétien et le caractère parfois apocalyptique de la théorie de Girard, dit-il, une justification à leur nihilisme anti-gouvernemental.

Ce n’est bien sûr pas la première fois que la théorie d’un penseur est détournée de son sens profond. Nietzsche, qui décéda en 1900, en fut aussi victime à titre posthume, lorsque certains lui conférèrent une parenté intellectuelle avec le nazisme. Le pire, en ce qui concerne Girard, n’est pas d’avoir détourné sa pensée, mais d’en avoir oublié un pan majeur, qui a pourtant entraîné sa reconversion au catholicisme, à savoir comment briser le cycle du désir mimétique et de la violence, la « montée aux extrêmes », et faire le choix entre le Royaume et les Ténèbres. C’est un aspect que Girard aborde notamment dans Achever Clausewitz, sa relecture du traité fondamental de Clausewitz (1780-1831) sur la guerre. Nous aurons, espérons-le, l’occasion d’en reparler.

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