Quelle bonne idée que d’avoir publié en français l’essai paru en italien en 2024 sous le titre Elogio dell’ignoranza e dell’errore de Gianrico Carofiglio, ancien magistrat et sénateur italien, né en 1961 à Bari où il fut substitut du procureur spécialisé dans la lutte contre le crime organisé. De cette expérience du droit, de la justice et de la parole publique est née l’oeuvre insolite d’un écrivain éclectique, auteur de romans policiers, centrés sur le personnage d’un avocat humaniste confronté à des dilemmes moraux, et d’essais courts marqués de clarté intellectuelle et morale autour des thèmes de la vérité, du doute et de l’erreur.
Son Eloge de l’erreur et de l’ignorance témoigne de cette clarté. Il est rédigé d’une écriture fluide, sans lourdeur philosophique, et donc agréable à lire. Carofiglio aborde le sujet en rappelant, dans un chapitre intitulé « Rien que la vérité », ce à quoi correspond la notion de doute dans le domaine de la culpabilité, le « hors de tout doute raisonnable » (ou « sans aucun doute possible »), un principe fondamental de justice pénale.
S’il est bien une discipline dans laquelle ce qui relève des faits et s’oppose à l’opinion est théorisé, le droit pénal, Carofiglio montre, exemples à l’appui, que les enquêteurs et les juges ne sont pourtant pas à l’abri de l’égarement, pire, éprouvent souvent beaucoup de mal à reconnaître leur faillibilité et, parfois même contre l’évidence, à admettre leurs erreurs spécifiques aux conséquences cuisantes. En présence d’erreurs judiciaires avérées, certains enquêteurs, procureurs et juges dont les décisions ont entretemps été annulées restent convaincus de leur bien-fondé.
Carofiglio s’empresse d’ajouter qu’ils ne sont toutefois pas les seuls professionnels hyperspécialisés à se fourvoyer. « Un tel problème se pose, sous des formes parfois macroscopiques, assure-t-il, pour de nombreuses autres catégories d’experts. En réalité, pour toutes les catégories. » Allons donc ? Si, si ! En cause, cette merveilleuse machine à prévoir qu’est le cerveau humain. Exemples parmi d’autres cités par l’auteur : en 1916, Charlie Chaplin estima que le public préférerait le théâtre au cinéma, des gens qui bougeaient sur une scène plutôt que sur un écran ; en 1932, Albert Einstein lui-même se montra catégorique : jamais on ne produirait de l’énergie atomique. Etc.
Des vertus de l’ignorance consciente
Beaucoup d’experts se trompent d’abord et tout simplement parce que le monde est trop complexe, pointe Carofiglio. Que les je-sais-tout de partout en tirent la leçon et cessent de nous enfumer avec leurs idées funestes de noctambules de la raison. L’expert véritable est celui qui connaît les limites de son expertise, s’aperçoit qu’il est en train de se tromper et l’admet. L’immense Hemingway disait qu’un bon écrivain doit disposer d’un shit detector (détecteur de merde) en état de marche continue. C’est le trait commun à toute compétence véritable.
La capacité de s’observer, de reconnaître ses erreurs et de les corriger est appelée la métacognition. Elle n’est pas le propre des farceurs à l’ego surdimensionné qui auront plutôt tendance pour asseoir leur thèse à pratiquer le sophisme de l’expert, l’argumentum ad verecundiam, à savoir se référer aux dires d’un expert qui s’exprime dans un domaine dans lequel il n’a aucune expertise réelle. Ce n’est pas l’ignorance le problème. Selon le physicien James Clerk Maxwell (1831-1879), « parfaitement consciente, l’ignorance est le prélude à tout progrès réel dans la science ». Le problème, c’est l’« ignorance inconsciente et présomptueuse ».
Qu’est-ce que l’ignorance consciente ? Cela revient à ce que les Japonais qualifient d’esprit shoshin (初心), un concept inspiré du bouddhisme zen et des arts martiaux, signifiant « esprit du débutant », une attitude enthousiaste et humble, qui consiste à aborder toutes choses avec un esprit d’ouverture, sans préjugés ni idées préconçues, même après des années de pratique. Pour l’illustrer, Carofiglio cite une phrase attribuée à Plutarque, Montaigne ou Yeats : « L’élève n’est pas un vase qu’on remplit, mais un feu qu’on allume. »
Vanitas vanitatum et omnia vanitas
Bien que beaucoup semblent l’ignorer, personne n’est omniscient. Tout au plus nous est-il donné de formuler des hypothèses et d’agir sur cette base, mais encore nous faut-il, une fois passés à l’action, intégrer les informations nouvelles ainsi obtenues, a fortiori si elles contredisent les hypothèses de départ. C’est ce que le boxeur Mike Tyson exprima de manière imagée en ces termes : « Everybody has a plan, until they get punched in the mouth. » En vérité, même le coup de poing dans la gueule ou la chute dans les arts martiaux japonais peuvent s’avérer riches en enseignements.
La méthode essai-erreur n’est-elle pas d’ailleurs une modalité structurelle de la démocratie, insiste Carofiglio qui précise sa pensée ainsi : « La démocratie ne tolère pas les décisions irréversibles ni la tendance qu’on a à en prendre. » Montaigne, rappelle-t-il, écrit que la vanité est la mère de toutes les erreurs. Un trait commun des narcisses est de redouter tout ce qui pourrait altérer leur fragile estime d’eux-mêmes. Ils préfèrent se tromper et tromper que reconnaître qu’ils se sont trompés. Or, les plus grands progrès ne sont presque jamais le résultat direct d’une intention consciente.
C’est le concept d’origine juridique de preterintenzionalità (littéralement : « outre-intention »), pas très éloigné de celui de sérendipité dont il fut question ici. Pour autant, contrairement à ce que les manuels de développement personnel laissent penser, indique Carofiglio, l’échec et la chute ne se suffisent pas. Pour en profiter, écrit-il, on doit « avoir l’intelligence flexible du renard plutôt que la fermeté dogmatique du hérisson. » Ce n’est pas évident, surtout si l’on va à l’encontre des croyances établies – du « consensus ».
La vérité est incertaine et le doute, raisonnable. Mais comme l’eût dit Hegel, ce Platon annonciateur de toutes les idéologies des temps modernes : « Si les faits ne sont pas en accord avec la théorie, tant pis pour les faits. »
Eloge de l’erreur et de l’ignorance, Gianrico Carofiglio, 112 pages, Bibliothèque Rivages.
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