Comment sommes-nous devenus des sociétés à irresponsabilité illimitée, s’interrogeait Emmanuel Martin dans L’argent des autres, le livre qu’il a publié il y a quelques mois dans la collection Les Insoumis aux Belles Lettres à Paris. La Grèce lui paraissait un beau cas pratique.
Car, enfin, à moins de se croire revenus à l’Antiquité où leurs esclaves se chargeaient de la besogne, comme Drieu Godefridi l’ironisait dans un précédent article de cette chronique, comment les Grecs pouvaient-ils imaginer vivre indéfiniment au crochet du reste de l’Europe, sans faire montre de la même abnégation au travail que leurs créanciers ni améliorer leurs infrastructures et leurs administrations qui leur eussent à tous permis de contribuer au bien-être collectif ?
S’agissant de gérer les biens d’une collectivité, n’est-il pas au demeurant étrange que les Etats tiennent leurs comptabilités d’une manière différente des entreprises ? Là où ces dernières comptabilisent les rentrées et les dépenses dans un compte d’exploitation dont le solde s’ajoute annuellement à (ou se retranche de) l’inventaire de leurs actifs (dûment amortis pour en provisionner le renouvellement) et de leurs moyens (propres ou empruntés), offrant ainsi une radiographie complète de leur situation économique, les Etats se contentent de gérer des flux sans que personne ne sache trop bien quelle est la richesse de leur patrimoine ni ne puisse prévoir leur capacité réelle à rembourser leurs dettes.
« En politique, ce système de profits et pertes n’existe pas vraiment, relevait Emmanuel Martin dans L’argent des autres. La sanction, c’est l’élection. La démocratie actuelle est malade de l’absence de reddition de comptes. » Nul n’est mieux placé pour abonder en ce sens que l’actuel Président de la Commission européenne, qui confia un jour que ses pairs et lui-même savaient ce qu’il fallait faire mais qu’ils ne savaient pas comment se faire réélire s’ils le faisaient… Et que penser de ces hurluberlus qui, s’inspirant du Royaume du Bhoutan, s’affranchiraient volontiers du PIB pour adopter un BNB (Bonheur National Brut) dont ils considèrent sans doute qu’ils seraient les premiers contributeurs ?
Quand une entreprise s’endette pour en racheter une autre, sa direction évalue les économies qu’elle pourra réaliser au travers des synergies et ses banquiers estiment sa capacité de remboursement à l’échéance en fonction de la rentabilité et des actifs nets de l’ensemble. Par comparaison, il paraît raisonnable que les créanciers de la Grèce aient exigé d’elle qu’elle réforme son système fiscal (afin de s’assurer des revenus via un juste prélèvement de la TVA et de l’impôt) et son système des retraites (afin de désamorcer la bombe à retardement que constituent les engagements non monétisés), de garantir l’indépendance de l’organisme statistique grec (permettant d’avoir une vue fiable de la situation), le fonctionnement de l’état de droit et le respect des règles du jeu européen, c’est à dire les traités. A terme, il est aussi prévu que la Grèce modernise son administration, procède à des privatisations, renforce son secteur financier et réforme le marché du travail. N’eût-il pas fallu commencer par réformer ce dernier et depuis longtemps pour inciter le peuple grec à se reprendre lui-même en mains ?
Et la solidarité, direz-vous ? Faut-il être solidaires avec des irresponsables et des tricheurs, rétorque Emmanuel Martin dans L’argent des autres ? Organiser la solidarité sur une base politique revient à accorder un prime à l’irresponsabilité, poursuit-il, à accroître l’aléa moral, une fois de plus avec L’argent des autres. Et, à susciter la méfiance et la défiance, à attiser les nationalismes et à provoquer la fin du projet européen.
Toujours prompts à promouvoir une vision cataclysmique de l’Europe, les Cassandre du Financial Times prononçaient pour la nième fois la mort du projet européen dans un article du 29 juin dernier signé par Gideon Rachman (Europe’s dream is dying in Greece). « En enfermant <la Grèce> dans une expérience économique foireuse (l’euro, NDLR), l’Union européenne détruit la richesse et la stabilité. La crise reflète non seulement les manquements de l’Etat grec moderne mais aussi la faillite d’un rêve européen d’unité, de paix et de prospérité. » Rien que ça ! Et, quand l’Etat de Californie est en cessation de paiement ou la ville de New York en faillite parce qu’ils ont été gérés de manière inepte, est-ce le rêve américain qui est dévasté, le dollar qui est responsable et tous les bons Américains, si chers au coeur de leurs cousins britanniques, s’empressent-ils de boucher les trous sans demander la moindre garantie ?
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Pourquoi la gestion d’un Etat diffère-t-elle de celle d’une entreprise ? Plusieurs raisons à cela.
1. Une entreprise classique (capitaliste) a pour objet d’accumuler du capital, c’est sa nature « capitaliste », cela implique donc qu’elle doive faire des profits. Par contre, un Etat n’a pas pour vocation de faire des profits afin d’accumuler du capital. Il a plutôt pour vocation de fournir des services dont peuvent bénéficier tous les citoyens. On voit là la distinction entre stock et flux. Une entreprise capitaliste a pour but de voir son stock de capital augmenter, alors qu’un Etat a pour but de voir sa quantité de flux augmenter (permettre à tous de bénéficier de ses services).
2. Après cette distinction conceptuelle passons à la distinction pratique.
(a) A la différence d’une entreprise, un Etat a le pouvoir d’agir directement sur ses recettes.
(b) A la différence d’une entreprise, un Etat ne peut faire faillite. Bien entendu, vous me direz on parle bien de faillite de la Grèce, par exemple, mais cette locution journalistique est simplement une image. Cela n’a rien à voir avec la faillite d’une entreprise qui peut conduire à la disparition pure et simple de l’entreprise. Même si la Grèce fait « faillite » comme disent les « experts » médiatiques (ce qui correspond en faite à un défaut), elle ne disparaîtra pas.
(c) Un Etat dispose du pouvoir de création monétaire (même s’il refuse de l’utiliser), un pouvoir dont ne dispose pas une entreprise privée (excepté des entreprises très particulières, les banques).
Tout cela explique pourquoi un Etat ne se gère pas comme une entreprise.
Concernant la Grèce, il est certain que la corruption et le clientélisme sont un fléau. Avant la crise de 2010, nous avions déjà eu le spectacle d’émeutes et de manifestations, ce qui prouve bien que des réformes sont nécessaires. Le problème ce sont les réformes prônées par l’UE et le FMI. Est-il intelligent d’augmenter la TVA avant d’avoir un système fiscal digne de ce nom ? La TVA est justement l’impôt sur lequel il est le plus facile de frauder. Est-il intelligent de mettre en place des taxes absurdes (comme la taxe sur la propriété immobilière), de diminuer les dépenses publiques et sociales dans un pays qui souffre de corruption ? Plus les gens s’appauvrissent, plus ils ont tendance à « magouiller ». Est-il intelligent d’augmenter l’âge de la retraite dans un pays de fort chômage ? C’est exactement comme si le gérant d’un supermarché commandait davantage de produits qu’il n’arrive pas à vendre. Explication : augmenter l’âge de la retraite c’est augmenter l’offre de travail. Or un taux de chômage élevé signifie qu’il y a une offre déjà supérieure à la demande. Donc…