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Le vertige de la liberté

Le vertige de la liberté Posted on 23 août 2025Laisser un commentaire

« Modern man lives under the illusion that he knows what he wants, while he actually wants what he is supposed to want. » Peut-être cette phrase extraite de The Rape of the Mind de Joost Meerloo a-t-elle inspiré René Girard. « L’homme moderne vit dans l’illusion qu’il sait ce qu’il veut, alors qu’en réalité, il veut ce qu’il est censé vouloir. » Il n’y a pas que l’autosuggestion à l’oeuvre dans le mimétisme, la technologie joue, selon Meerloo, un rôle significatif dans l’aliénation de l’homme.

Jugez-en, vous rappelant que son livre fut publié en 1956 et en transposant le constat à notre époque d’écrans partout : « La radio et la télévision ont tendance à détruire les relations affectives actives entre les hommes et à anéantir la capacité de réfléchir et de relativiser. Elles captent directement l’esprit, ne laissant pas de temps aux gens pour une analyse critique personnelle, avec leurs amis ou leurs livres. » Meerloo pointe l’aliénation douce par intrusion insidieuse et surcharge sensorielle, le fait d’accepter des réponses prémâchées s’avérant propice à la manipulation comportementale. Que l’on se rappelle ce qu’il dit de la publicité : pour manipuler l’esprit de l’homme libre, son efficacité est comparable à la torture !

Hannah Arendt en prévenait dans Les Origines du totalitarisme : « Le totalitarisme ne vise pas à instaurer un régime despotique sur les hommes, mais à créer un système dans lequel les hommes sont accessoires. Le pouvoir absolu ne peut être atteint que dans un monde de réflexes conditionnés, de marionnettes dépourvues de la moindre trace de spontanéité. » C’est bien l’identité individuelle et la conscience humaine qui sont dans la ligne de mire : « Les hommes sont tout à fait superflus dans les régimes totalitaires. L’individualité, tout ce qui distingue un homme d’un autre, est intolérable. »

Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ?

D’éminents scientifiques et intellectuels s’insurgent de stupeur lorsque leurs contemporains se font embrigader en faveur de grandes causes au mépris des données factuelles ou en l’absence de telles données. La raison ne s’en trouve pas dans les sciences exactes, mais dans le caractère humain trop humain. Dans On vous trompe énormément et Ces vaniteux nous enfumant et leurs drôles d’idées, votre palingénésiste en expose le dispositif de gouvernance et la filiation dans le domaine des idées. Meerloo ajoute une intuition fulgurante, dépassant le cadre du totalitarisme et touchant à l’existence moderne : la peur de vivre – la difficulté d’affronter la liberté, la responsabilité, et la vitalité véritable de l’existence.

« À notre époque, dit-il, la peur suscitée par les relations humaines est si forte que l’inertie et la mort mentale semblent souvent plus attrayantes que la vivacité d’esprit et la vie. La psychologie classique parlait de la peur de la mort et de la grande inconnue comme étant la cause de nombreuses angoisses, mais les études psychologiques modernes nous ont montré que la peur de vivre est bien plus grande, plus profonde et plus effrayante. »

Meerloo décrit un paradoxe : c’est la peur de la vie, avec ses risques, ses choix, son imprévisibilité, qui conduit à la soumission, l’apathie et l’acceptation d’une existence diminuée – aujourd’hui, la décroissance ; hier (?), la religion. Cette peur alimente la passivité face aux mécanismes totalitaires. L’idée n’est pas neuve. Il se réfère explicitement au psychanalyste et sociologue américain d’origine allemande Erich Fromm (1900-1980). Dans The Fear of Freedom paru en 1941, Fromm montre que la liberté, loin de n’être que libératrice, peut susciter des sentiments d’angoisse et d’isolement et inciter la masse pour y échapper à préférer la soumission à une autorité ou l’enrégimentement dans des structures collectives rigides.

Résonance contemporaine

Dans un même ordre d’idées, le psychanalyste viennois Otto Rank fit toutefois remarquer dans Will Therapy (1936) que les hommes ne sont pas simplement victimes de forces extérieures ou de leurs pulsions, mais sont guidés par leur propre volonté et leurs choix. (L’assumer participe de la thérapie.) Viktor Frankl fit un même constat dans son ouvrage phare qui en 1946 relata son expérience du camp de concentration d’Auschwitz, Trotzdem Ja zum Leben sagen (littéralement : « dire quand même oui à la vie », traduit en anglais par Man’s Search for Meaning et en français par Découvrir un sens à sa vie avec la logothérapie) : l’homme moderne fuit la responsabilité de donner un sens à sa vie et face au « vide existentiel » il opte pour la soumission, la dépendance ou la dépression.

Bien avant Rank, Fromm et Frankl, en 1844, dans sa « simple méditation psychologique » sur le concept d’angoisse, le philosophe Kierkegaard, qui privilégiait la réflexion sur la réalité humaine par rapport aux idées abstraites, lia l’angoisse au « vertige de la liberté ». Face au libre choix d’un possible indéterminé, à l’infinitude, tout change pour l’homme, lequel, dans la crainte de ce qu’il pourrait devenir, est comme pétrifié de terreur (tyrans et révolutionnaires n’ont rien inventé).

Ces idées ont une résonance contemporaine. La peur de vivre se traduit dans l’addiction aux écrans, le culte de la gratification instantanée, un penchant pour la coercition et les narratifs simplificateurs face à l’incertitude, l’intolérance au risque (cf. le principe de précaution), le désengagement civique, l’apathie politique. La démocratie a fait place à une gestion des risques constante et les mécanismes de déshumanisation prennent des formes technologiques, sanitaires et politiques renouvelées, à en juger par exemple par la transformation de l’Union européenne, à moins que vous ne la considériez comme un bastion de démocratie et de liberté. La question cruciale est de savoir comment inverser cette dynamique. Meerloo répond par la maturité individuelle et la réflexion critique. Nous ne sommes pas encore sortis de l’« auberge espagnole ».

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