Interprété en de multiples variations par ceux qui s’en réclament et diabolisé sous toutes ses formes par ceux qui le combattent, qu’est-ce que le libéralisme ? Ne faut-il pas se poser la question dès lors que l’évolution du spectre politique en Belgique et aux Pays-Bas et celle des institutions de l’Union européenne, censée être libérale, donnent à penser que le libéralisme est protéiforme ?
A l’effroi d’amis libéraux et démocrates auxquels j’avais fait part de mon intention, j’ai assisté, la semaine passée, à la conférence d’Alain de Benoist, que le Cercle Pol Vandromme avait invité à Bruxelles à l’occasion de la parution de son dernier essai, un plaidoyer contre le libéralisme.
Catalogué comme représentant de la « Nouvelle Droite », Alain de Benoist est dit avoir apporté son suffrage à Jean-Luc Mélenchon lors du premier tour de l’élection présidentielle française de 2017 (d’après Buzzfeed, repris sur Wikipedia), confirmant ainsi en quelque sorte que droite-gauche, c’est fini, le thème de l’un des essais parmi les dizaines que cet auteur, qui disposerait d’une bibliothèque privée de 250.000 ouvrages, la plus grande du genre au monde, a écrits sur les sujets les plus divers.
Le libéralisme n’ayant pas de père fondateur (comme le marxisme, par exemple) et étant revendiqué par des courants très différents, parfois en contradiction les uns avec les autres, de Benoist dit s’être inspiré d’une assertion du théologien anglican John Milbank, selon lequel le libéralisme serait une erreur anthropologique, pour avancer que c’est dans son anthropologie que réside l’élément central de « deux ou trois siècles » de « libéralisme », à savoir la primauté que celui-ci accorde à l’individu et au « marché » (l’essai de de Benoist contre le libéralisme est d’ailleurs sous-titré « La société n’est pas un marché »).
Selon Alain de Benoist, le libéralisme n’est ni une doctrine économique, ni une théorie politique et – encore moins – sociale, c’est une vision de l’homme comme individu détaché de tout lien culturel et communautaire et libre de contracter avec ses semblables, une vision typiquement occidentale qu’il aurait héritée du christianisme pour lequel tous les hommes sont égaux devant Dieu.
Cet héritage se traduirait aussi dans la notion de « main invisible », qui ne serait qu’une autre forme de la providence et ferait remplir à cet individu abstrait, ni politique ni social par nature puisqu’il est à la recherche de son seul intérêt et indifférent au bien commun, une fin sociale qui n’entre pas dans ses intentions. « Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société que s’il avait réellement pour but d’y travailler », écrivit Adam Smith.
Une fois ainsi posés les fondements du libéralisme, il devient évident, pour Alain de Benoist, que le libéralisme forme un tout dont les facettes économiques, politiques et sociales sont indissociables. Il est à l’origine des idéologies aujourd’hui dominantes des droits de l’homme et de la modernité, de la neutralisation des différences et de l’obsession du progrès et de la croissance par une multiplication illimitée des échanges, elle-même favorisée par la libre circulation des personnes, des capitaux et des biens.
Bref, le libéralisme serait à la source de tous les maux dont souffrirait l’Europe, à commencer par le « toujours plus », les inégalités, la crise migratoire et la perte d’identité, l’exploitation des ressources naturelles et la problématique écologique, et même l’hypertrophie de l’Etat, nécessaire, explique-t-il, pour suppléer à la carence d’esprit communautaire.
Peut-on être économiquement libéral et en même temps politiquement et socialement conservateur ou inversement ? C’est une question déjà posée ici¹ à ceux qui se prétendent libéraux conservateurs et par l’un des intervenants lors de la session de questions et réponses à la suite de la conférence. La réponse, pour Alain de Benoist, est clairement et logiquement négative (« ils cherchent à préserver une partie de ce qu’ils contribuent à détruire »).
Personne ne contestera l’érudition de l’orateur, qu’il ait ou non lu les 250.000 livres qui garnissent sa bibliothèque. Une conceptualisation à outrance aboutit toutefois à la rendre stérile. La Chine n’est-elle pas un contre-exemple de ce que le libéralisme serait un phénomène purement occidental, dont les aspects économiques, politiques et sociaux formeraient un tout indissociable ? Elle est un mélange de conservatisme politique et social et de libéralisme économique.
Il est indéniable que le libéralisme a contribué non seulement au développement de la société occidentale (lire Philippe Nemo à ce sujet²), mais aussi à ce que des centaines de millions de personnes sortent de l’indigence partout ailleurs. L’homme est-il, par nature ou par culture, égoïste ou altruiste ? N’a-t-il pas été et n’est-il pas l’un et l’autre, en fonction de l’époque et des circonstances, immuable dans son essence, comme le prétend Sylvain Tesson³ ?
Alain de Benoist préconiserait-il un grand bond en arrière pour « sortir d’un monde où rien n’a plus de valeur et tout a un prix » ? Doutons que ses compatriotes dans cette France « ultra-libérale » dont les dépenses publiques s’élèvent à 57% du PIB n’y adhèrent. La séance de questions et réponses prit fin avant que l’on ne puisse interroger l’orateur sur ces points. Feront-ils l’objet d’un prochain essai de sa part ?
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(1) La question de la modernité dans le libéral-conservatisme (11 mai 2018)
(2) Philippe Nemo au Centre Jean Gol à Bruxelles (1 mai 2016)
(3) « Un été avec Homère » (Sylvain Tesson) aux sources de notre civilisation (4 janvier 2019)
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