« Avez-vous observé quelle difficulté semblent avoir nos contemporains à porter sur toute espèce de choses un jugement motivé ? Pour ma part, je l’ai constaté maintes fois et chez des gens que leurs études et le courant ordinaire de leurs préoccupations avait pourvu d’un assez bon instrument d’appréciation. J’étais en droit d’attendre que leur intelligence fonctionnât de façon normale en s’attaquant directement au problème ou en cherchant des éléments de comparaison dans le bagage de leurs connaissances. Or, ils s’avéraient la plupart du temps incapables de faire un choix ou d’adopter une position. » Le Confort intellectuel, dont ce propos est extrait, est un essai de Marcel Aymé (1902-1967), paru en 1949 chez Flammarion, un an après son roman à succès Uranus.
L’épuration et ses excès
Pour ambitieux que l’essai ait été, il passa relativement inaperçu et, pourtant, il reste d’actualité. Marcel Aymé y critique le conformisme intellectuel et moral de son époque et de toutes les époques, quand, par mollesse ou opportunisme, les gens cèdent à la complaisance (au politiquement correct) et sont, face au dogmatisme idéologique et à la censure morale, prêts à abandonner leur liberté de pensée et d’expression.
L’essai s’inscrit dans un double contexte historique. En 1935, Marcel Aymé avait imprudemment signé le Manifeste des intellectuels français pour la défense de l’Occident et la paix en Europe dans lequel il voyait une prise de position contre l’URSS et le bolchévisme mais qui s’affichait en faveur de l’invasion de l’Ethiopie par l’Italie fasciste. Sa défense de l’écrivain Robert Brasillach, accusé de collaboration et fusillé en 1945, constitue le second élément du contexte qui permet de saisir le sens du Confort intellectuel. L’essai s’insurge contre l’épuration et les excès qui ont suivi la Libération et donné lieu à des règlements de compte expéditifs d’ordre politique et personnel, sans grand souci de rendre une quelconque justice. (Ce fut aussi le thème d’Uranus, paru en 1948. L’essai et le roman s’inspirent de la même pensée et procèdent à la critique des idées fausses et de l’hypocrisie morale.)
« Le romantisme, qui a largement exploité sa mythologie de 89, qui a imprimé sa marque aux mouvements revendicatifs et révolutionnaires du XIXe siècle, dit Aymé, est resté très vivant et très apparent dans la bataille sociale à laquelle il donne encore une résonance poétique. Il continue ainsi, faisant bon ménage avec le marxisme, à servir les partis de révolution et à leur amener des recrues. Dans la propagande moderne, ses grands mots sonores ne sont pas démodés. En revanche, il aura aveuglé la bourgeoisie et affaibli son esprit combattif. » Ces propos ne restent-ils pas d’une brûlante actualité, s’agissant aujourd’hui de l’idéologie dominante dans l’Union européenne ?
Le conformisme moral et idéologique
Alors que la bourgeoise devrait logiquement et humainement s’inquiéter de ce qui se trame contre elle, la petite musique des belles paroles et le plaisir du conformisme suffisent à lui voiler la réalité des faits, dit Aymé. Pire, lorsque la conscience lui revient, elle y voit un « magnifique déchaînement wagnérien » auquel elle a, comme victime, le privilège d’assister au premier rang. Il accuse « toutes ces machines en isme » de n’être qu’une « dégradation accélérée du romantisme », privant ceux qui s’en laissent broyer l’esprit de toute référence intelligible. « Et dans tous les domaines où prévalaient autrefois l’intelligence, le bon sens, l’esprit critique et constructeur, c’est par quelque singularité facilement accessible à la sensibilité bourgeoise qu’un homme se fait maintenant apprécier. »
« Au fond, observe Marcel Aymé, dénonçant une trahison de l’intelligence au profit du conformisme moral et idéologique, la grande habilité du romantisme, qui est aussi son crime et son abjection, a été de solliciter les régions mineures de l’humanité, de flatter les faibles dans leurs faiblesses. » Et, plus loin : « Tout ça me paraît fleurer la mysticité et ressemble fort à une invention de cuistres laïques en mal de religion. » Le Confort intellectuel consisterait précisément au contraire, indique-t-il, à assurer le bien-être de l’esprit, sa vigueur et le sain exercice de ses fonctions et à le préserver « des altérations flatteuses du vocabulaire et des séductions énervantes, trompeuses, empoisonnées, de certaines lectures, de certains entraînements de la sensibilité ambiante ». A le préserver de « ces vaniteux nous enfumant et leurs drôles d’idées », dirions-nous (voir ci-dessous).
Le confort intellectuel, Marcel Aymé, Flammarion, 210 pages (édition originale, trentième mille).
* * *
Vous êtes invités à vous abonner gratuitement sur Palingénésie Digest, un regard différant (avec « a »), critique, caustique et sarcastique sur l’état et la marche du monde. Rendez-vous-y et abonnez-vous. (Les deux blogs sont gérés de manière indépendante.)
L’un des derniers articles en date publiés sur Palingénésie Digest, à lire via le lien:
Une réflexion sur les picrocholes face au royaume de Grandgousier.
* * *
Soutenez ce site. Achetez, lisez et offrez l’essai Ces vaniteux nous enfumant et leurs drôles d’idées – L’Europe sous l’emprise de l’idéologie qui vient de paraître et est disponible, en version papier ou au format kindle, exclusivement sur Amazon.fr en suivant ce lien.
Si vous êtes libraire et souhaitez proposer le livre à vos clients et planifier une causerie sur le sujet, n’hésitez pas à contacter Palingénésie à l’adresse info@palingenesie.com.
* * *
Aidez Palingénésie à se faire connaître en transférant cet article à vos proches et amis. Merci d’avance pour votre précieux soutien.
En cas de souci quelconque, veuillez envoyer un e-mail à : info@palingenesie.com.