Quelle belle aventure que celle de Pascale Seys, docteur en philosophie, l’enseignant à l’université et en écoles supérieures et la professant, en tant que chroniqueuse et productrice radio, sur Musiq’3 à la RTBF, sur l’antenne de laquelle elle « décorTics » des sujets d’actualité en y projetant le regard de penseurs de notre temps et d’antan.
Elle a réuni une cinquantaine de ses billets, qui passent chacun en quelque trois minutes à la radio, dans un ouvrage de fort belle facture que les éditions Racine ont publié à la fin de l’année dernière, Si tu vois tout en gris, déplace l’éléphant. L’époque actuelle ne se prête-t-elle pas à prendre un peu de distance aussi par rapport à soi-même et à se laisser entraîner par une philosophie vagabonde sur l’humeur du monde ?
L’un de ces billets, « L’avenir, cette inconnue », que chacun se souhaite ravissante et résolue, n’est-ce pas, fournit une fort opportune mise en route. Il en est temps car entre-temps le temps, lui, a déjà continué sa route. N’en ayons pas la nostalgie, ce serait souffrance, l’étymologie du mot provenant du grec ancien νόστος (nostos, retour) et ἄλγος (algos, souffrance), la Sehnsucht des romantiques allemands, rappelle Pascale Seys, à ceux qui ont pratiqué le grec ancien en même temps que le latin sur les bancs de l’athénée et qui cultivent quelques notions de la langue de Goethe.
Ne nous en remettons pas au passé, ni au destin, mais tournons-nous plutôt vers l’avenir, celui dont Henri Bergson, cité par Pascale Seys, écrivit « ce n’est pas ce qui va nous arriver, mais ce que nous allons faire ». Et – là, la philosophe s’en réfère à Aristote dans L’Ethique à Nicomaque – partageons-le cet avenir avec ceux qui nous apprécient. Si c’est une évidence que nul ne pourrait vivre sans amis – sauf une brute ou un dieu –, restons sélectifs : « Ce n’est pas un ami que l’ami de tout le monde. » Il y a deux mille quatre cents ans, le prodigieux Aristote nous mettait déjà en garde contre l’illusion Facebook !
Passer un temps précieux, passé, composé, présent, conditionnel, subjonctif, impératif, à tapoter sur une petite vitre tactile est débile. Que le délai maximum toléré pour répondre à un message envoyé par messagerie électronique soit de 15 minutes, je m’en étais déjà rendu compte à mes dépens, mais j’ignorais que les Français eux aussi – les Français ! eux dont le lit double ne mesure que 1 m 60 de large de manière à favoriser la promiscuité et à entretenir leur taux de fécondité record en Europe – les Français, une majorité d’entre eux, préféreraient leur smartphone au café – soit ! -, au sport – soit encore ! -, à l’alcool – décidément, Sarko, un précurseur – et… à la sexualité ! Padam, padam, padam…
Non seulement tapoter à longueur de journée sur un écran est idiot, mais si vous ne l’êtes pas encore complètement, ça vous « aide » à le devenir. Pascale Seys se réfère à une étude dont le Guardian se fit l’écho, accusant le skim reading (la lecture rapide, « flottante », en diagonale, superficielle), telle qu’elle se pratique sur les supports numériques, de nous endommager le cerveau, ses capacités cognitives et, en particulier, sa faculté de traiter les informations complexes ainsi que d’apprécier la beauté des choses et les sentiments des autres.
Je pardonne à ma fille aînée de ne répondre à mes messages que le lendemain et à mon filleul, de ne pas y répondre du tout. Ce n’est pas parce qu’ils sont pris par leurs occupations professionnelles et leurs charges familiales, c’est parce qu’ils s’imprègnent de mes messages et, signe de leur refus méritoire d’un appauvrissement de leur esprit, ne daignent, aristocratiquement, y répondre qu’à la vitesse de la marquise de Sévigné ou du duc de La Rochefoucauld au XVIIe siècle. En tout cas, ils ne souffrent apparemment pas de nomophobie (« no-mobile phobia »), une pathologie, vous apprend Pascale Seys si vous ne le saviez, suscitée par un sentiment de perte d’appartenance sociale à la suite d’une déconnexion mobile.
Pascale Seys vous parle ainsi de l’univers, de la vie (comment la réussir ?), de l’aube et des commencements, du voyage, du chemin et de la destination, des chimères (qui sont « ce qui nous ressemble le mieux », selon Victor Hugo), du mensonge qui est et de la vérité qui n’est plus, des peurs et des maladies, de ce que l’on cherche pour soi et qui vaut pour tout autre, en la fort bonne compagnie de philosophes, d’écrivains, de poètes, de musiciens, de chanteurs, d’historiens, de scientifiques…
Qu’elle est vivante et belle cette philosophie vagabonde, pour autant, bien sûr, qu’elle ne s’écarte pas de son domaine éthéré pour s’aventurer, l’actualité pourrait l’y inciter, dans ceux de l’idéologie ou de l’opinion, fût-ce pour régler son compte à quelque twittereur ou menteur compulsif. Si tu vois tout en gris, déplace l’éléphant.
Et vous, qu’en pensez-vous ?
Si tu vois tout en gris, déplace l’éléphant, Philosophie vagabonde sur l’humeur du monde, Pascale Seys, 192 p, Editions Racine.
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