Le président de l’Institut Iliade pour la longue mémoire européenne, Philippe Conrad, un historien, a réuni pour écrire ce manifeste qu’est « Ce que nous sommes : Aux sources de l’identité européenne » (Pierre-Guillaume de Roux, éditeur) un panel d’essayistes de formations, de professions et de passions diverses.
En guise d’introduction, Philippe Conrad rappelle la prophétie de Samuel Huntington concernant le « choc des civilisations » et, le « melting pot » américain s’étant transformé en « salad bowl », sa question à ses compatriotes concernant la coexistence – exploitée politiquement – de communautés diverses sur leur territoire : « Qui sommes-nous ? » Cette question, l’Europe, affaiblie par « le suicide que constitua sa guerre de 30 ans » (1914-1945), a le devoir de se la poser, estime l’historien, car elle est menacée par l’évolution de sa démographie au nom d’un « universalisme humanitaire » né de valeurs chrétiennes transposées par les Lumières en droits de l’homme censés s’imposer à tous.
Le message est : « Face au mondialisme et au multiculturalisme, évitons que les générations futures ne soient constituées de zombies amnésiques, relevant des deux seules espèces de l’homo festivus et de l’homo oeconomicus. Réapproprions-nous de notre espace et de notre mémoire, et défendons nos racines ! » Quelles sont-elles ?
Parlant de notre héritage indo-européen et de la parenté entre un grand nombre de langues d’Europe et d’Asie, les produits non d’une quelconque idéologie mais d’une Histoire de plusieurs millénaires, Henri Levavasseur cite Heidegger : « Le commencement a fait irruption dans notre avenir ; il y demeure, en nous enjoignant de sa voix lointaine à nous approprier de nouveau sa grandeur. »
Jean-François Gautier évoque le millier de cités helléniques, formées en autant d’Etats indépendants et devenues des modèles pour les arts, les sciences, l’éducation et l’organisation politique de nombre de pays européens. Il rappelle le principe de sagesse plurielle hérité de ce monde : Γνῶθι σεαυτόν. (Hegel lui aussi voyait dans cette maxime un tournant majeur de la pensée en ce qu’elle faisait de la conscience humaine, et non d’un dogme ou d’une doctrine transcendante, l’instance de vérité.)
Jean-Louis Voisin, Thibaud Cassel, Henri Levavasseur inventorient ce que Rome nous a légué, le latin, « un héritage vécu au quotidien », l’organisation du temps et de l’espace, l’organisation sociale fondée sur les notions de citoyenneté et d’égalité juridique, l’idée impériale et l’esprit de concorde, s’appuyant sur les principes d’autonomie et de subsidiarité, tandis que Philippe Conrad réhabilite le Moyen Âge et le christianisme comme vecteurs de l’identité européenne et de continuité morale et culturelle.
Eric Grolier parle des voix de la forêt et du rapport européen à la nature en commençant par citer un poème d’Arthur Rimbaud dont il fait remarquer que les vers ne sont pas ceux d’« un poète chinois, arabe ou wolof » et témoignent d’une sensibilité et d’une esthétique spécifiquement européennes qui se retrouvent dans la musique et la peinture européennes, résonances et images d’un « univers ordonné, accordé à nous-mêmes ».
Distingué philologue classique, Christopher Gérard s’inquiète de la propension de notre civilisation à nier ses valeurs et, par voie de conséquence, à refuser de les transmettre au nom de toute une série d’idéologies, à commettre un suicide sans noblesse par absence de paideia (παιδεία), d’apprentissage de la totalité et de l’harmonie. « Notre paideia se fonde sur deux valeurs qui distinguent l’Europe des autres civilisations », écrit-il, « un insatiable désir de liberté, le besoin irrépressible de se déterminer soi-même, aux antipodes de cet oubli de soi, de la soumission orientale qui force à se prosterner, » et « une conscience de la valeur irremplaçable de la personne humaine », conforme à l’humanisme classique tel qu’exprimé dans le Protagoras de Platon (« L’homme est la mesure de toute chose »), et à une aristocratie de l’effort et du mérite comme sources de noblesse.
« Du passé, faisons table rase », dit l’Internationale, citée par Lionel Rondouin, qui accuse Hobbes d’être à l’origine de toutes les théories de la table rase, du constructivisme politique et du libéralisme économique dont les similitudes résident, d’après lui, dans ce que les hommes, tels des monades, y flotteraient « quelque part dans le plasma inorganique de l’espace et du temps, sans détermination culturelle et historique ». Deux conceptions de sociétés s’opposent de manière fondamentale, écrit-il, les sociétés de l’Être des peuples, de l’identité collective, et celles de l’Avoir des marchands, de la recherche du bonheur, du primat de l’individu libre.
Ce n’est pas le seul endroit de ce manifeste où l’antagonisme entre conservatisme et libéralisme (ici qualifié de « Mondialisme Immigrationniste Marchand ») est affirmé avec vigueur.
Pour Edouard Chanot, le libéralisme dénature le domaine politique qui devrait être nécessairement pluriel comme l’est la réalité et s’appauvrit lorsqu’il est soumis à un ordre particulier, que ce soit la morale, la théologie, le droit, l’économie, voire l’esthétique, car le politique se trouve alors contraint d’« appliquer des concepts au mépris des circonstances et des nécessités ». A cet égard, la modernité libérale, construite sur une vision individualiste de la vie, de la liberté, de la propriété et du bonheur, corromprait la pratique politique, dans la mesure où elle prône l’émancipation absolue de l’individu et, produit d’une culture particulière, elle cherche à s’exporter à la planète entière.
François Bousquet aborde cette autre manifestation de ce qu’il appelle le nihilisme européen que serait la déconstruction, « destitution du sujet, désinstitutionnalisation du pouvoir, délégitimation des savoirs ». Pour lui, la déconstruction consiste à embrasser tout ce qui a été rejeté à la marge du discours européen, l’Autre, et cette mise en exergue de l’altérité rejoint les franges les plus radicales de la philosophie libertarienne dès lors que tout est culture, rien n’est nature, et, selon la formule de Foucault, « l’homme devient entrepreneur de lui-même ».
Qu’est-ce que vivre en Européen aujourd’hui ? C’est la question à laquelle répond Grégoire Gambier pour qui « l’invasion migratoire, sans précédent dans l’histoire de l’Europe » reflète une dénégation des Européens de « persévérer dans leur être », car nous nous laissons imposer « des religions, des cultures, des modes de vie qui nous rendent étrangers à nous-mêmes ». Nous, Européens conscients et fiers de l’être, écrit-il, sommes condamnés à être « insoumis, dissidents et rebelles » et, face à la menace de disparition de notre civilisation, « il nous faut plus que jamais être et durer, mais aussi croire et oser ».
En guise de conclusion, Jean-Yves Le Gallou, cofondateur de l’Institut Iliade et président de la fondation Polemia, invite à s’opposer aux « déconstructeurs » et à affirmer nos valeurs et traditions, notre préférence de civilisation, sous trois formes d’action, politique, individuelle et communautaire. « Ne soyez ni des consommateurs passifs, ni des râleurs stériles ! Soyez des combattants ! » enjoint-il.
Cet ouvrage collectif a pour ambition de « composer un chant polyphonique d’amour et de combat pour l’Europe de demain » à travers les contributions de douze auteurs dont le moindre mérite n’est pas de formuler leur vision des origines de la civilisation européenne et des défis auxquels elle doit faire face, de manière érudite et dans un langage clair et accessible. S’ils s’insurgent contre l’emprise des dogmes et des utopies, les auteurs de cet exercice de synthèse qu’est « Ce que nous sommes » (à lire absolument par les esprits ouverts qui refusent de se laisser endoctriner et inféoder) se démarquent toutefois aussi des conceptions libérales de la société, bien que, par son humanisme classique, la contribution de Christopher Gérard puisse, à certains égards, en faire douter.
« Ce que nous sommes : Aux sources de l’identité européenne » (Pierre-Guillaume de Roux, éditeur).
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