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Une vision du monde (Hubert Védrine)

Une vision du monde (Hubert Védrine) Posted on 25 juin 2022Leave a comment

Hubert Védrine a passé vingt-deux ans auprès de François Mitterrand, de 1973 à 1995, dont quatorze ans à l’Elysée, trois comme porte-parole et quatre comme secrétaire général de la présidence, avant de devenir ministre des Affaires étrangères de 1997 à 2002, sous la présidence de Jacques Chirac.

Sa fonction ministérielle lui a permis d’être en contact quasiment quotidien avec le président de la République à l’époque du gouvernement Lionel Jospin, gouvernement qu’il qualifie de « formidable dream team socialiste, en fait social-démocrate idéal » dans la préface de son recueil d’articles, de discours, d’extraits de livres et de débats qui couvrent la période des années 1980 aux années 2020 et que la collection Bouquins vient de publier sous le titre Une vision du monde.

Il y fustige notamment « l’interventionnisme manichéen, moralisateur et outrancier, voué à l’échec, fermé à toute forme de réalisme ou de pragmatisme, nostalgique sans l’avouer des deux ou trois siècles passés, de domination antérieure, niant la désoccidentalisation partielle du monde » – suivez son regard, il porte au-delà de l’Atlantique – autant que la fragilisation de l’intérieur de l’Occident, condamné à une sorte de retour de la notion de péché originel par le mouvement woke (qui « trop souvent tourne à la délation et à la haine ») et la cancel culture (qui « prétend interdire de parole, voire même d’existence sociale, tous ceux qui offensent tel ou tel groupe ou individu »).

Le rapport avec la géopolitique est évident, à savoir que, pour affronter les prochaines décennies de réaménagement du monde avec la Chine, les autres puissances émergentes et les pays qui cherchent à prendre leur revanche sur l’histoire des quatre siècles précédents, l’Occident et l’Europe doivent, selon Hubert Védrine, retrouver un minimum de cohérence plutôt que se déchirer et s’autodétruire.

L’histoire n’est pas finie

La disparition de l’Union soviétique fit croire à l’Occident, rappelle-t-il, que « l’Histoire était finie », suivant la thèse aux connotations chrétiennes et hégéliennes de Francis Fukuyama, que le monde se rallierait à la démocratie et au marché. Cela ne s’est pas passé comme ça. Ses textes témoignent de cette période pendant laquelle l’Occident passe de l’arrogance de l’hyperpuissance à un désarroi à la fois externe et interne avec, observe-t-il, des divergences notoires entre Américains et Européens. Sa conviction est que l’on ne peut ignorer ni les forces qui globalisent et uniformisent, ni celles qui leur résistent, « les perspectives nouvelles, les menaces anciennes ou récentes ».

Le fait est que l’Occident a vraiment cru à son triomphe, à une occidentalisation du reste du monde, à l’économie de marché globale survitaminée par la financiarisation et sa dérégulation (le triptyque déréglementation + endettement + effets de levier du « sorcier Greenspan », l’économiste américain président de la Réserve fédérale de 1987 à 2006), à l’implémentation de la démocratie et des droits de l’homme, mais, répétons-le, avec des différences entre Européens, qui crurent à l’avènement d’un monde post-tragique et post-historique, et Américains, qui parlaient d’un nouvel ordre mondial mais sous leadership américain (George H.W. Bush), avant qu’ils ne versent dans l’unilatéralisme et « l’esprit de croisade » avec le fils, George W. Bush.

Hubert Védrine évoque quelques-uns des plus grands représentants de la diplomatie américaine, à commencer par Henry Kissinger dans Diplomatie, et Samuel Huntington, le professeur américain de science politique connu pour son livre intitulé Le Choc des civilisations, qui eurent la prescience de la survenance d’un monde multipolaire, mais sans pour autant que les Etats-Unis ne renoncent à leur leadership, ni se laissent enfermer dans un condominium dans lequel ils perdraient les mains libres.

Une Europe hors du temps

Quid de l’Europe ? Hubert Védrine la juge avec sévérité, « accaparée par les problèmes nombrilistes d’identité, d’organisation et d’élargissement, si imprégnée des croyances postulant l’obsolescence des rapports de puissance qu’il n’est pas sûr qu’elle soit capable de constituer une puissance ». La raison en serait les dissensions qui subsistent concernant sa géographie, son projet et ses institutions.

Avec prémonition, il écrit, dès 2009, que « la question institutionnelle va se régler d’elle-même […] : les Etats membres ne prendront plus le risque gratuit d’une nouvelle négociation laborieuse pour un nouveau traité […] à la ratification plus qu’incertaine ». Institutionnellement, prédit-il, l’UE restera une confédération de 27 Etats-nations ou plus, et une fédération pour les Etats membres de la zone euro.

D’aucuns ironiseront que la Commission européenne semble effectivement avoir réglé la question institutionnelle d’elle-même et bien d’autres sans se préoccuper de sa représentativité démocratique. Mais soit ! Cet aspect n’est pas abordé par Hubert Védrine qui manifeste pourtant sa préférence pour la démocratie représentative par rapport à la démocratie directe afin de décourager le populisme.

De même se montre-t-il réfractaire aux « libre-échangistes si sûrs d’eux » et favorable à des modes de calcul de la richesse économique et de la croissance autres que ceux basés sur les flux financiers et de marchandises et plaide-t-il pour une écologisation de toute l’économie sociale, de l’industrie et de l’agriculture, tout en reconnaissant, semble-t-il, que l’Europe pourra difficilement se contenter d’un rôle d’usine à normes à géométrie universelle dans un monde multipolaire dont le reste est loin de partager ses valeurs.

« L’urgence, pour l’Occident, et d’abord pour l’Europe, écrivit Hubert Védrine en 2012 dans un texte repris, est aussi de renouer avec la croissance, mais pas n’importe laquelle : une croissance durable, moteur d’une écologisation stimulée par des indicateurs économiques plus intelligents que le vieux et fruste PNB, fondée sur une économie de marché de nouveau encadrée par des règles et des garde-fous… »

« Si l’Europe se réforme, continuait-il, si elle assainit ses finances publiques tout en relançant une croissance suffisante, créatrice d’emplois d’avenir, si elle devient plus efficace sans dériver en un système « post-démocratique » trop judiciaire ou exclusivement technocratique, son avenir est enviable. »

Qui ne souscrirait à cette profession de foi, si ce n’est que l’écologisation « encadrée » de l’économie sociale, de l’industrie et de l’agriculture n’aboutira vraisemblablement, dans la vraie vie, au contraire de l’effet de croissance recherché ? Cela n’enlève rien à la pertinence du témoignage de l’ancien ministre français des Affaires étrangères, bien au contraire, cela en atteste.

Une vision du monde, Hubert Védrine, 864 pages, Bouquins La Collection.

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(Cet article a été publié dans l’hebdomadaire satirique PAN n° 4040 du mercredi 15 juin 2022.)

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