« Cher Monsieur Stevens, Selon le registre de la population de la commune de Keerland, vous atteindrez l’âge de 85 ans le 29 mai 2027. Cela signifie que la loi sur la fin de vie obligatoire (« Wet verplichte levensbeëindiging », en abrégé « Wvl »), s’applique à vous cette année. En résumé, cela signifie concrètement que le jour de votre anniversaire, vous serez pris en charge à votre domicile par deux agents accompagnateurs habilités, qui vous présenteront leurs pièces d’identité. Ils vous conduiront à l’endroit de votre choix. Pour information, l’endroit choisi est le lieu où se déroulera la cérémonie d’adieu. (…) Il n’est pas possible de faire vos adieux à vos proches sur le lieu sélectionné. Veuillez en tenir compte. (…) Vous trouverez ci-joint un formulaire que nous vous demandons de nous renvoyer dûment rempli au plus tard six semaines avant la date de votre anniversaire. Il ne nous reste plus qu’à vous remercier chaleureusement pour votre contribution à l’optimisation de notre société et à vous souhaiter d’agréables semaines. Au plaisir de vous voir le 29 mai prochain. »
Tinie Kardol est professeur émérite, spécialisé dans les questions liées au vieillissement, de la Vrije Universiteit Brussel. Il a dirigé des établissements de soins pour personnes âgées et travaillé pour le ministère de la Santé aux Pays-Bas, le pays dont il est citoyen. Il a publié Oud worden is niet voor watjes (2017), Eenzaamheid bij Ouderen (2022), Ongehoord en Ongezien (2023), Actief Ouder Worden (2024) avant la dystopie dont il est question ici, De Staatsinjectie (« L’Injection d’Etat ») et continue à militer pour une société réellement inclusive, valorisant la contribution des aînés.
Fin de vie obligatoire
L’intrigue se déroule en 2027, lorsque la « Wet verplichte levensbeëindiging » entre en vigueur aux Pays-Bas, pays connu pour son « progressisme social ». Elle oblige les personnes de 85 ans et plus à se soumettre à une injection létale. Cette loi a été adoptée par le Parlement néerlandais à une large majorité, qui comprenait le parti social-démocrate. Elle est encouragée financièrement par l’Etat et soutenue par les médias qui la présentent comme une contribution nécessaire à l’« intérêt général », sous couvert de réduction des dépenses de soins de santé, d’économies budgétaires et de solidarité intergénérationnelle. Ad Stevens, le personnage central de l’histoire, directement concerné, résiste, soulevant des questions éthiques sur la dignité humaine et les limites sans cesse repoussées du pouvoir de l’Etat, nonobstant les droits fondamentaux de la personne humaine et les dispositions en matière de respect de la vie privée.
Le personnage d’Ad Stevens serait inspiré du père de l’auteur, un homme âgé, encore volontaire, qui représentait pour lui la résilience et la vitalité au grand âge. Avec De Staatsinjectie, Kardol, expert reconnu en gérontologie, met en cause l’euthanasie à la carte et une vision « arithmétique » de la vieillesse, réduite à un ratio économique simpliste entre le coût des personnes âgées et leur apport, sans considération aucune pour la dignité humaine. Par-delà la question de qui décide de la fin de vie, il en pose une encore plus fondamentale dans nos sociétés dans lesquelles le pouvoir politique s’exerce à un niveau qui n’est plus sanctionné par les citoyens mais interfère dans les moindres détails de leur existence quotidienne, pour le « bien commun » (et le plus grand bien de celles et ceux qui exercent le pouvoir, n’en doutez pas, pensez à l’Union européenne) : « Jusqu’où l’Etat peut-il aller ? »
Sous la dystopie, une réalité
Kardol base son récit sur sa solide expérience scientifique, pratique et académique dans un contexte de vieillissement de la population et de pressions sur les systèmes de retraite et de soins de santé d’une actualité brûlante qui touche tant la Belgique que les Pays-Bas et d’autres pays. Sous la dystopie, prenez-y garde, se cache une réalité, tout comme dans le 1984 et La Ferme des animaux d’Orwell.
En 2018, le parti néerlandais GroenLinks (qui revendique donc ses couleurs pastèque) avait suggéré d’impliquer systématiquement un gériatre pour évaluer le bien-fondé de traitements médicaux chez les personnes de plus de 70 ans. Les considérations « écologiques » ne sont jamais loin (on l’a vu dans Ces vaniteux nous enfumant et leurs drôles d’idées, L’Europe sous l’emprise de l’idéologie qui remonte aux racines malthusiennes de l’écologie politique) et ce n’est pas une coïncidence si l’ancien pape du Pacte vert pour l’Europe et vice-président de la première Commission von der Leyen, Frans Timmermans, s’est présenté comme spitzenkandidat d’un cartel GroenLinks-PvdA (parti travailliste) aux élections législatives néerlandaises de 2023.
Cette ambiguïté n’a pas échappé à Kardol. L’un des personnages secondaires de son récit et voisin de Ad dirige une entreprise de logistique qui, saisissant l’opportunité de la nouvelle loi sur la fin de vie obligatoire, s’est lancée dans la technique funéraire supposée la plus écologique de l’industrie, celle de la résomation (l’hydrolyse alcaline du défunt). Ne restent au terme du procédé que des cendres et de l’eau, qui peut être évacuée sans nuire à l’environnement. Le fils technicien du voisin se montre encore plus cynique que son père : empreint d’idéologie utilitariste et technocratique, il voit la nouvelle loi comme logique et rationnelle sous l’angle de l’ingénierie sociale et dans la résomation une manière écologique de « disposer des personnes » pour le bien du plus grand nombre. Dans un monde en décroissance, la mort, vue comme exploitation d’une ressource et traitement d’un déchet, se trouve ubérisée dans un souci de rendement.
C’est un autre grand mérite de la dystopie de Kardol que de soulever la question du basculement d’une société dans l’inhumanité, non par violence primaire, mais par rationalisation et par adaptation logistique. Si cela vous rappelle quelque chose que vous aviez cru d’un âge révolu, c’est qu’en effet cela rappelle quelque chose que l’on a pu croire d’un âge révolu.
De Staatsinjectie, Tinie Kardol, 164 pages, Uitgeverij Blauwburgwal (Amsterdam).
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MERCI pour cette présentation intéressante! Oui, il manque quelque chose à notre société: elle est devenue anonyme à cause du grand nombre de gens… et cet anonymat peut effectivement mener à des « morts programmées »: triste mais je rêve d’un équilibre où la personne peut librement décider de sa mort….