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L’Europe face à l’Empire de l’ombre

L’Europe face à l’Empire de l’ombre Posted on 18 octobre 20251 Comment

Grand Continent paraît quotidiennement en ligne et une fois par an en papier chez Gallimard, cette année encore sous la direction de Giuliano da Empoli qui avait dirigé le numéro précédent, Portrait d’un monde cassé. L’Europe dans l’année des grandes élections (2024), et a rédigé l’introduction de ce quatrième numéro, L’Empire de l’ombre, Guerre et terre au temps de l’IA. Il rassemble un panel varié de contributeurs : Daron Acemoğlu, Sam Altman, Marc Andreessen, Lorenzo Castellani, Adam Curtis, Mario Draghi, He Jiayan, Marietje Schaake, Vladislav Sourkov, Peter Thiel, Jianwei Xun, Svetlana Tikhanovskaïa et Curtis Yarvin.

da Empoli, que l’on connaît pour son remarquable roman Le Mage du Kremlin (2022), Grand prix du roman de l’Académie française et finaliste du Prix Goncourt, désormais disponible au format poche, indique dans une interview à propos de L’Empire de l’ombre que le titre original en était Révolutions invisibles mais qu’au fil du temps il s’était rendu compte qu’il n’y avait rien d’invisible à ce dont il y était question et le mot « empire » s’est imposé.

Il explique avoir pensé à la seule chose qu’ait dite Henry Kissinger, prudent comme à son habitude, sur Donald Trump lorsque celui-ci avait été élu la première fois en 2016 : Trump serait l’agent, plus ou moins conscient d’un basculement d’époque, d’une véritable transformation – que da Empoli qualifie d’« apocalyptique », non pas comme « fin du monde » mais au sens originel du terme de « révélation » de quelque chose en gestation depuis longtemps. De ce point de vue, les contributions de quatre auteurs clés (Altman, Andreessen, Thiel et Yarvin) s’avèrent particulièrement « révélatrices », les deux premiers pour leurs théories « accélérationnistes », Thiel pour les accents schmittiens de sa façon de voir le pouvoir, la souveraineté et l’exception.

Retour aux racines militaires de la tech

Après avoir un temps sacrifié à la contre-culture post-hippie, la Silicon Valley revient, soutient da Empoli, à ses racines militaires assaisonnées d’aspirations totalitaires en ce qu’elle vise à un contrôle total de la population. « Les citoyens se comporteront mieux, parce que nous surveillerons et nous enregistrerons tout ce qui se passe », a dit Larry Ellison, cofondateur d’Oracle et deuxième homme le plus riche au monde. Il n’est pas sot de penser qu’un jour, dans deux à trois décennies, ces visées ne convergent avec celles du Parti communiste chinois. C’est même, selon da Empoli, le projet du dernier des quatre larrons cités ci-avant, Curtis Yarvin, le chantre de l’inclination néo-réactionnaire, dont l’essai publié est jugé « incontournable ».

da Empoli cite le cardinal de Retz : « Rien ne touche et n’émeut les peuples tant que la variété des spectacles. » Les peuples seront servis. « Le techno-césarisme rebat les cartes et légitime toutes les transgressions. » Quelques tss-tss de réprobation n’y suffiront pas. Nous aurions d’ailleurs tort de nous en contenter car nous les Européens sommes en première ligne et nous n’avons pas affaire à une crise passagère, ajoute-t-il, mais au basculement irréversible d’une époque. Ce projet politique se décompose, selon lui, en deux phases : d’abord, l’élimination des élites sociales-démocrates et libérales ; ensuite, leur remplacement par un Léviathan sous la forme d’une machine algorithmique gouvernée par l’intelligence artificielle.

Le bonheur et l’abondance sont enfin à portée de main, sur Terre et par-delà, puisqu’il s’agit aussi de coloniser l’univers et de vaincre la mort. Les affidés du projet techno-césariste le présentent comme inéluctable – la révolution marxiste et la fin de l’histoire l’étaient aussi… -, mais leur opiniâtreté à s’en prendre à l’Europe signale quand même qu’ils la considèrent comme un obstacle à leurs plans. S’en rendre compte – encore le faut-il, insiste da Empoli – c’est un premier pas dans la recherche d’une alternative. « Le point de départ est le refus de la soumission », écrit-il, car, pour lui, il ne s’agit plus pour ses adversaires de poser des limites à la souveraineté de l’Europe et des Etats-membres mais d’en réclamer l’allégeance, de la vassaliser au sein du nouvel empire.

Se résigner à la disparition de la démocratie ?

J.D. Vance et d’autres subséquemment ont clairement posé les termes du marché. L’accepter, c’est se résoudre à la disparition de la démocratie – encore faudrait-il bien sûr s’entendre sur ce dont on parle quand on parle de démocratie et se rendre compte que l’Europe dépend pour l’essentiel de l’extérieur en ce qui concerne les infrastructures et les services numériques. La réglementation à outrance, fût-elle la meilleure au monde d’après la présidente de la Commission, et les voeux pieux du Sig. Dott. Draghi ne peuvent s’y substituer. Ceci étant, la plupart des gens normalement constitués ne veulent pas que leur vie soit régulée par une machine toute-puissante et omnisciente, serait-ce pour leur plus grand bien. « Être libre, écrit da Empoli, ce n’est pas avoir un maître bienveillant, c’est ne pas avoir de maître du tout. »

Dans une conversation datant de cette année avec Le Grand Continent, la philosophe américaine Shannon Vallor, spécialisée à l’université d’Edimbourg dans les questions d’éthique des données et de l’IA, a résumé les choses de la manière suivante : « Les puissants systèmes d’IA ne possèdent même pas les caractéristiques les plus élémentaires de l’esprit humain ; ils ne partagent pas avec les humains ce que nous appelons la conscience ou la sensibilité, c’est-à-dire la capacité de ressentir des choses comme la douleur, la joie, la peur et l’amour. Ils n’ont pas non plus la moindre idée de leur place et de leur rôle dans ce monde, et encore moins la capacité d’en faire l’expérience. Ils peuvent répondre aux questions que nous choisissons de poser, nous peindre de jolies images, générer de fausses vidéos et bien d’autres choses encore. Mais le cœur d’une IA est vide. »

Les techno-césaristes de la Silicon Valley n’en ont cure : ils considèrent comme acquis que la machine est supérieure à l’homme. C’est là que réside la dimension politique et théologique de la tech. Elle va à l’encontre de l’humanisme des Lumières qu’une figure centrale de la Renaissance italienne, Pic de la Mirandole (1463-1494), préfigura dans un passage du Discours sur la dignité de l’homme où Dieu s’adresse à l’homme ainsi : « Nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, pour que de toi-même, comme un artisan libre et souverain, tu te façonnes et te sculptes dans la forme que tu auras choisie, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence. »

« Prédire l’avenir est toujours un acte de pouvoir, conclut da Empoli ; imaginer des futurs alternatifs est toujours un acte de liberté. »

Le Grand Continent (vol. 4), L’Empire de l’ombre, Guerre et terre au temps de l’IA, sous la direction de Giuliano da Empoli, 266 pages, Editions Gallimard.

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