Posted in À la une Monde Philosophie Société

La tentation immortaliste

La tentation immortaliste Posted on 27 septembre 20251 Comment

En marge de la grande parade militaire qui commémora le 3 septembre dernier le 80e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale sur la place Tiananmen à Pékin et exposa l’arsenal militaire chinois en présence de dirigeants étrangers au nombre desquels figuraient Vladimir Poutine et Kim Jong-un, le président russe et son homologue chinois Xi Jinping ont été surpris à discuter de la question de l’immortalité. Les transplantations d’organes et de nouvelles avancées en biotechnologie font-elles naître l’espoir chimérique d’une jeunesse (une vieillesse, en l’occurrence) éternelle ?

Ivan Krastev, un politologue bulgare né en 1965 à Lukovit, cofondateur d’un think-tank promouvant les institutions et les valeurs du libéralisme démocratique dans les pays post-communistes, le Centre for Liberal Strategies à Sofia, essayiste et auteur de plusieurs ouvrages sur l’Europe (After Europe, The Light that Failed, et al.), a rebondi sur l’incident et le thème de l’immortalité dans un article du Financial Times intitulé « What if Putin and Xi live forever ? ».

Il remarque d’emblée qu’à la fin de son mandat actuel, qui ne devrait en principe pas marquer la fin de son règne, Poutine aura été plus longtemps au pouvoir que deux de ses illustres prédécesseurs, Joseph Staline et Léonid Brejnev, et sera aussi plus âgé qu’eux. Nous supposons, poursuit Krastev, que Poutine est obsédé par la question de savoir qui lui succédera et comment la Russie lui survivra, mais, tenant compte de ce que certains – et Poutine assurément – auront bientôt l’option de vivre plus longtemps, ne devrions-nous pas tous nous interroger sur les conséquences de cette possibilité ?

Le pouvoir courbe le temps

Krastev mentionne l’historien australien Christopher Clark, qui enseigne à l’université de Cambridge et partage son temps entre le Royaume-Uni et l’Allemagne, et son idée selon laquelle « tout comme la gravité courbe la lumière, le pouvoir courbe le temps ». Selon la théorie de la relativité générale d’Einstein, la gravité est une manifestation de la déformation de l’espace-temps, qui est courbé par la présence de masse et d’énergie. Clark transpose métaphoriquement cette notion au pouvoir et à son effet sur la perception du temps : le pouvoir ne change pas le temps objectif mais la manière dont il est représenté et perçu.

L’incident « hot mic » (un micro resté branché alors qu’on le croit muet) lors du défilé militaire sur la place Tiananmen n’est pas anodin. Dans Easternisation, War and Peace in the Asian Century paru en 2016, Gideon Rachman racontait l’entrevue en 2013 d’un groupe de personnalités occidentales, dont il faisait partie ainsi que deux anciens Premiers ministres européens et quelques éminences du monde académique et des affaires, avec le Président Xi dans le palais présidentiel à Pékin. Dans son allocution, Xi Jinping fit allusion à ce que les origines de la civilisation chinoise remontent à plus de cinq mille ans. Chacun dans la salle interpréta ce propos comme une mise en perspective de ce que représentent les 250 ans d’histoire de l’Amérique et, bien sûr, comme une marque d’affirmation de soi et de la Chine.

Jusqu’à présent, la mort des dirigeants politiques ou leur succession constituaient des bornes de leur gouvernance. La perspective de l’avenir se structurait en fonction de ce qu’il adviendrait après la fin de leur règne. Si ces limites de l’exercice du pouvoir étaient repoussées ad infinitum ou simplement pensées comme telles, cela modifierait nécessairement la conception du pouvoir. MM. Poutine et Xi n’en fournissent-ils pas déjà un exemple, eux qui sont âgés et en situation de pouvoir prolongé ? La politique moderne, soutient Krastev, est basée sur le fait que les individus sont mortels et seules les nations sont immortelles.

Des temps révolutionnaires

Comme le babillage des deux chefs d’Etat à Pékin l’indique, peut-être sommes-nous entrés dans une ère où les dirigeants sont (ou se croient) immortels et les nations sont, sous les pressions du faible taux de natalité et de l’immigration massive, devenues mortelles, se demande Krastev, rappelant le destin tragique du médecin psychiatre, ami de Lénine, Alexandre Bogdanov, qui étudia la possibilité de jouvence par la transfusion sanguine (et en mourut), pour signaler que ce genre de préoccupation est le propre de temps révolutionnaires.

Krastev ne trouverait pas place dans la grande presse s’il ne se livrait pas à une petite raillerie contre l’actuel occupant de la Maison-Blanche et dorée. Trump, dit-il – bien qu’il n’eût pas parlé de lui jusque-là, que l’intéressé ne se préoccuperait nullement de ce que l’on pensera de lui après sa disparition et que son horizon historique ne dépasserait pas le sien -, est peut-être l’exemple le plus frappant d’un changement radical de l’axe temps-pouvoir. En effet, explique Krastev, il aura beau être le président américain le plus âgé de l’histoire des Etats-Unis à la fin de son mandat, la majorité des personnes nées la même année que lui (1946) sont encore en vie et une majorité de Républicains considèrent qu’il devrait briguer un troisième mandat.

Si Trump plie l’axe temps-pouvoir, c’est au niveau de l’image de jeunesse symbolique et de vitalité perpétuelle qu’il cultive, et non au niveau dynastique, encore que certains le prétendent. Toujours est-il que, dans les démocraties, le temps est censé réguler le pouvoir (limites d’âge, cycles électoraux, alternance) ; dans les régimes autoritaires, par contre, c’est le pouvoir qui plie le temps. La quête de l’immortalité accompagne l’histoire humaine depuis la nuit des temps et de tous temps (pour preuve, les pyramides dans l’Antiquité et l’embaumement de Lénine, Mao Zedong, Hô Chi Minh, Kim Jong-il et Kim Il-sung au siècle dernier, tous garants d’un avenir éternellement glorieux).

La nouveauté réside dans ce que l’immortalité est aujourd’hui pensée comme possible technologiquement. L’« horizon d’attente » (cf. Reinhart Koselleck, Le futur passé, Contribution à la sémantique des temps historiques) est reporté aux calendes grecques. Ou, comme le dit Krastev en conclusion de son article, le futur de la politique commence à ressembler au monde de la mythologie grecque dans lequel les intrigues des immortels déterminent l’histoire du monde.

* * *

N’hésitez pas à commenter l’article ou à contacter son auteur à info@palingenesie.com. Aidez Palingénésie à se faire connaître en transférant cet article à vos proches et amis. Ils ont le loisir de s’abonner gratuitement à la lettre d’information en cliquant sur ce lien. Merci d’avance pour votre précieux soutien.

* * *

Abonnez-vous aussi (gratuitement) à Palingénésie Digest, un regard différent, critique, caustique et sarcastique sur l’état et la marche du monde. (Les deux blogs sont gérés de manière indépendante.)

Le dernier article en date publié sur Palingénésie Digest est à lire (et éventuellement à commenter) via le lien ci-dessous :

La conscience de la Flandre

Une réflexion sur la tyrannie de la ligne rouge.

* * *

Vous pouvez aussi soutenir ce site en achetant ou en offrant Ces vaniteux nous enfumant et leurs drôles d’idées – L’Europe sous l’emprise de l’idéologie qui a été repris par The European Scientist parmi les 15 ouvrages à lire absolument pour ne pas céder à l’éco-anxiété et est disponible, en version papier ou au format kindle, exclusivement sur Amazon.fr en suivant ce lien.

Si vous êtes libraire et souhaitez proposer le livre à vos clients et planifier une causerie sur le sujet, n’hésitez pas à contacter Palingénésie à l’adresse info@palingenesie.com.

Share and Enjoy !

Shares

Soyez averti de nos prochains articles

1 commentaire

  1. Curieux comme l’immortalité intéresse les gens – au pouvoir ou non – et j’ose dire que cette idée ne m’intéresse pas du tout après une vie bien remplie. Chacun son tour!

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

Shares