Dans l’introduction de son essai, Bertrand Marie Flourez cite, extrait de La légende des siècles, le poème « La Conscience », racontant la fuite de devant Jéhovah d’un Caïn échevelé, livide au milieu des tempêtes, qu’un oeil ne cessa de poursuivre au cours de ses pérégrinations et jusque dans sa tombe. Mieux que quiconque Victor Hugo saisit le sens du mot conscience dont il est question ici. Il est de comprendre et inclut une dimension morale ou éthique qui implique que cette compréhension est de nature à changer notre comportement. L’enjeu est de savoir si nous avons la totale maîtrise de cette conscience ou s’il y a un risque que nous l’externalisions.
Clairement cette conscience ne se réduit pas à des raisonnements intellectuels ; elle en sera l’arbitre. Elle ne se réduit pas non plus à des phénomènes électriques, physiques et chimiques à l’intérieur du cerveau ; elle n’est donc ni observable, ni mesurable. Rien ne dit même que le cerveau soit le siège de la conscience. Flourez s’appuie ici sur Antonio Damasio, le médecin, professeur de neurologie, neurosciences et psychologie luso-américain, qui déclara à la sortie de son ouvrage L’Ordre étrange des choses en 2017 : « […] le cerveau et le corps sont étroitement liés et ce que l’on appelle l’esprit n’est pas le produit du seul cerveau, mais bien de son interaction avec le corps. »
Flourez en prend comme exemple concret ce propos de Xavier Gorce dans L’Express au moment où s’ouvrait le procès des complices des auteurs de l’attentat de Charlie Hebdo : « Je ne suis pas Charlie, aujourd’hui, c’est accepter que soient grignotés par petits morceaux textiles ou grosses tranches sanglantes l’espace laïc et les libertés de conscience, d’expression, d’ironie… pour préserver une paix illusoire. » Comment penser que la liberté de conscience dont il est fait état dans ce propos soit un produit électro-chimique du cerveau ?
Consumérisme quand tu nous tiens
René Girard et sa théorie du désir mimétique (que Flourez résume en « je veux comme l’autre, plus que l’autre, mieux que l’autre, mais surtout par rapport à l’autre ») avaient mis en doute que le moi soit hébergé en nous (contrairement à Freud qui quant à lui, le moi fût-il en partie inconscient, ne le situait pas en dehors de nous). Dans le même ordre d’idées, le sociologue français Jean Baudrillard estimait que dans la société de consommation celle-ci constitue un élément structurant des relations sociales. Il ne s’agit plus de simplement satisfaire à des besoins, mais de se distinguer, et finalement d’exister.
Cela ramène tout naturellement au traité phare d’Edward Bernays, le publicitaire austro-américain et neveu de Freud, Propaganda, paru en 1928, dans lequel il expose avec prescience que la persuasion passe par l’émotion et non par la rationalité des masses, comme l’écrit Flourez, lequel voit dans les pratiques d’influence dans le commerce et la politique l’avènement d’idéologies sui generis, sans socle doctrinal (tel qu’il y en a un dans les idéologies traditionnelles). « La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique, dit Bernays. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays. Nous sommes gouvernés pour une large part par des hommes dont nous ignorons tout, qui modèlent nos esprits, forgent nos goûts, nous soufflent nos idées. » La main invisible d’Adam Smith, en version articulée.
La psychologie des foules permet-elle de contrôler et mobiliser les masses quand on veut, comme on veut, autant qu’on veut, sans qu’elles ne s’en rendent compte et de leur faire accepter des mesures qu’elles n’auraient jamais accepté autrement ? Le politologue Joseph Overton (1960-2003), auquel Flourez se réfère, a théorisé en cinq étapes la méthodologie afin d’y parvenir (1. De l’impensable au radical ; 2. Du radical à l’acceptable ; 3. De l’acceptable au raisonnable ; 4. Du raisonnable au populaire ; 5. Du populaire au politique). Sans juger de l’opportunité de modifier le comportement de masse, la crise du Covid n’a-t-elle pas démontré l’efficacité du procédé quant à agir sur les consciences afin de faire accepter l’impensable au plus grand nombre, quitte à dénigrer publiquement les récalcitrants ?
Savons-nous encore qui nous sommes ?
La thèse de Flourez est que la conscience humaine est en danger d’« externalisation », c’est-à-dire d’être imposée par des forces extérieures (le concept de religion positive chez Hegel) ou déléguée à de telles forces (l’idéologie consumériste, évoquée ci-avant, mais aussi les technologies numériques et l’hyperconnexion aux flux d’infos et aux réseaux sociaux) nous entraînant dans une dynamique de servitude inconsciente qui dicte ce que nous sommes, comment penser et comment nous comporter, sans que nous sachions trop d’où viennent les outils qui nous transmettent l’appréciation des autres et nous incitent à penser comme eux.
Est-il possible d’échapper à ce processus de conscientisation, à la servitude inconsciente ? En d’autres termes, puis-je encore penser, seul, contre le modèle dominant ? C’est précisément le rôle de la conscience dont Flourez insiste qu’elle n’est pas un simple produit de l’intelligence, ni de la culture, mais qu’elle est notre capacité propre d’être en rapport avec soi, avec autrui et avec le monde, tout en ayant la faculté d’évaluer ce rapport de manière critique. C’est dans cette conscience critique et le développement de nos compétences non cognitives, insiste-t-il encore, que réside notre dignité humaine et notre liberté. « La conscience critique part de l’intime et non pas d’une idéologie ou d’une situation sociale qui, s’imposant à nous, dit-il, nous obligerait à réagir pour être adapté. »
Notre conscience nous appartient, Bertrand Marie Flourez, 198 pages, VA Editions.
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L’image mise en avant de l’article principal a été générée par l’IA.
Excellent sujet dont le résumé donne immédiatement l’envie de lire l’ouvrage.
La servitude est-elle à ce point inconsciente dès lors que le besoin de sécurité semble légitime ?
Comment jouir de nos consommations dans un monde qui nous apparait trop risqué ?
Le progrès n’a-t-il pas but, également, de réduire les risques ?
Quant à la servitude acceptée lors de la pandémie, il me semble clair que si un même évènement devait se reproduire, avec le même niveau de dangerosité (niveau qui était inconnu au début de la pandémie), l’adhésion aux mesures de protection serait moindre.
La citation de Bernays ne peut pas ne pas interpeller! Elle donne l’impression que son auteur est un simple observateur critique des manipulations de masse, alors qu’il a été un acteur clé de celles-ci. Faut-il rappeler que Bernays, par ses techniques de propagande au sein du Committee on Public Information, a contribué à modifier et rallier l’opinion publique américaine à l’entrée en guerre des États-Unis lors de la Première Guerre mondiale ? Ce Committee on Public Information, créé à point nommé par le président Wilson, alors qu’il venait d’être réélu sur base d’un programme isolationniste! J’espère que Flourez, dans sa volonté d’identifier qui et ce qui maîtrise notre conscience, démasque l’ambiguïté de l’auteur. Bernays est justement l’un de ces hommes «dont nous ignorons tout, qui modèlent nos esprits, forgent nos goûts, nous soufflent nos idées», c’est-à-dire, leurs idées…
Concernant la fameuse fenêtre d’Overton, l’illustration par les mesures politiques prises pendant la période Covid est-elle de Flourez ou de vous, auteur de cette recension? A-t-on été manipulé pendant la «crise» sanitaire ? Bien qu’il s’en défende (voir note), le groupe «Psychologie et Corona», via son «Baromètre de la motivation», a-t-il contribué à orienter l’opinion en faveur des différentes mesures prises par notre gouvernement, en particulier, la quasi-obligation vaccinale? Mais quelle expertise un psychologue peut-il revendiquer dans le domaine de la vaccination contre la Covid avec un produit à ARNm? Ne se limite-t-elle pas à l’analyse des comportements psychologiques et dynamiques sociales ? Et donc, les membres de ce groupe se sont-ils interrogés sur les motivations du gouvernement à solliciter de telles études, et sur l’impact de leurs travaux sur la maîtrise de notre conscience?
Note : «Le souhait était d’écrire un texte qui reprenait les arguments psychologiques pour et contre l’obligation vaccinale (en termes, notamment, de cohésion sociale, de bien-être, d’aversion du risque et de motivation). Bien que les arguments en faveur d’une obligation soient majoritaires, l’UPPCF souhaite insister sur le caractère nuancé et informatif de cet écrit, contrairement à ce qui a pu transparaître dans la presse.» https://www.uppcf.be/psychologie-et-corona
L’exemple choisi (par l’auteur de ces lignes) est, semble-t-il, de nature à répondre par l’affirmative à la question posée au début du paragraphe concerné et à corroborer le fait que la psychologie des foules permet de contrôler et de mobiliser les masses. Il sort du cadre de cette recension de juger de l’opportunité pour le monde politique d’avoir recours à ces procédés.
Quant à Bernays, il est cité eu égard à sa prescience de ce que la persuasion passe par l’émotion et non par la rationalité des masses, une idée formulée dans son livre « Propaganda » (1928). N’en avons-nous pas la démonstration au quotidien ?
Voir aussi à ce sujet : L’homme-masse au XXIe siècle : https://palingenesie.com/homme-masse-ortega-y-gasset/.
Je vous remercie d’avoir commenté cette recension et de suivre Palingénésie.
Merci pour votre réponse.
Je ressens une certaine ambiguïté à la lecture de cette recension que je ne parviens malheureusement pas à décrire.
En tout cas, je pense que l’exemple de la Covid n’est pas relevant : « Sans juger de l’opportunité de modifier le comportement de masse, la crise du Covid n’a-t-elle pas démontré l’efficacité du procédé quant à agir sur les consciences afin de faire accepter l’impensable au plus grand nombre, quitte à dénigrer publiquement les récalcitrants ? » Nous nous trouvions en effet en présence d’une urgence sanitaire mondiale et on savait comment y faire face dès lors que le virus se transmettait par contact aérien. On savait aussi que ce virus était souvent mortel pour celui qui était contaminé. Même si elles étaient difficiles à supporter, prendre les mesures nécessaires pour éviter au maximum les contacts n’était donc à mon sens certainement pas « l’impensable » d’Overton !
Il y aussi un aspect apparemment absent chez Flourez, c’est que « l’homme est un animal social » (Aristote) et que, à ce titre, sa conscience est exposée à des interactions multiples. Je ne crois pas que se conformer aux principes de telle ou telle religion ou même adhérer à une certaine philosophie politique équivaut à « externaliser » sa conscience. Toutefois, notre conscience critique et nos compétences non cognitives doivent effectivement nous permettre de faire la part des choses dans le cadre d’une éventuelle adhésion.
Autre chose, ce sont les modes induites par la publicité commerciale et les réseaux sociaux. Et il faut malheureusement constater que les victimes sont nombreuses, tout comme celles des sectes créées par des individus avides d’argent et de pouvoir … Ici, les procédés pour modifier le comportement de masse prennent tout leur sens bien que de manière généralement négative.
La recension se termine avec cette observation : « La conscience critique part de l’intime et non pas d’une idéologie ou d’une situation sociale qui, s’imposant à nous, dit-il, nous obligerait à réagir pour être adapté. » En formulant ainsi sa pensée, Flourez m’apparaît quelque peu dogmatique. Toutes les interactions de l’homme n’impliquent-elles pas nécessairement une réaction pour s’y adapter ?!?