En exergue de son Petit traité de vie privée, le sous-titre de Libre comme Robinson, publié en 2019, Luc Dellisse cite Voltaire (1694-1778) : « Je ne connais d’autre liberté que celle de ne dépendre de personne ; c’est celle où je suis parvenu après l’avoir cherchée toute ma vie. » Dans Le temps de l’écrivain, paru en octobre 2025, il s’interroge sur ce qu’il a fait de cette liberté et l’état de son métier à l’ère de l’artificiel, fût-il intelligent ou inintelligent.
Luc Dellisse est né à Bruxelles et est un écrivain accompli. Il a exercé ce métier sous ses multiples facettes : scénariste de bande dessinée et pour la télévision, dramaturge, romancier, poète, critique littéraire. Il a aussi enseigné à l’Ecole supérieure de réalisation audiovisuelle, à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et à l’Université libre de Bruxelles et il est membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique.
Il raconte avoir été abordé à un salon du livre par une trentenaire qui lui demanda de but en blanc s’il était « très connu ». Comment l’auteur à qui l’on pose la question pourrait-il ne pas répondre par la négative, puisque s’il l’était, elle ne se poserait pas. « Ecrire est une étrange aventure. On y prend plus de coups qu’on en donne. » La notoriété s’avère capricieuse. Mais alors, pourquoi s’entêter à écrire ? Faut-il y voir une forme de schizophrénie ? La vérité, dit-il, est que l’on n’est pas tout seul. Il y en aura toujours qui chercheront à juste titre dans les livres ce qu’ils n’ont pas trouvé ailleurs.
Exercer le métier d’écrivain et en vivre sont une gageure, a fortiori aujourd’hui. Tout le monde écrit, n’importe comment et sur n’importe quoi, et une part importante de cette production est générée par des robots. Etre lu et trouver sa place dans une société submergée par un verbiage incoercible, le « triomphe du premier degré » et « l’aplatissement des nuances », tient de la mission impossible. Il en va toutefois de l’avenir de la littérature comme de celui de la liberté : il dépend de son exercice.
Un regard sur le monde et sur l’autre
Rien n’est jamais gagné ni, surtout, perdu d’avance. C’est la vie. La difficulté consiste à suivre sa propre trace et à se trouver à la bonne place au bon moment dans « un champ constamment agité ». Un écrivain n’échappe pas plus que tout un chacun au monde qui l’entoure et au regard des autres, au contraire puisque son oeuvre consiste précisément à poser le regard sur le monde et sur l’altérité et à s’adresser à un autre et possiblement plusieurs, fussent-il imaginaires.
Le danger est de s’approcher de trop près de toute cette radioactivité et de se faire irradier. Pensons ici à Hölderlin, Kleist et Nietzsche et à leur « combat contre le démon », tel qu’il a été décrit par cet autre « irradié » que fut Stefan Zweig, tous « surgis du flux ordinaire de la vie grâce à une injustice majeure, qui est aussi la chance de notre espèce : l’inégale répartition du génie entre les êtres humains. » Nous éveillerons-nous un jour à l’évidence ? Oui, pas tous, mais suffisamment, estime Dellisse. Le premier effort sera de croire à ce que nos yeux voient.
Et, il nous faudra admettre ce « scandale fondateur » : il n’y a pas d’intelligence collective. Dans le domaine de l’esprit, comme dans tant d’autres sinon dans tous, les héros sont solitaires. Encore nous faudra-t-il nous méfier de l’IA. L’homme entretient l’illusion que, si elle devient trop intrusive, il lui suffira de tirer la prise de l’intelligence technologique. Mais qu’adviendra-t-il lorsque, infatigable, celle-ci atteindra le niveau de performance qui lui permettra de déconnecter le déconnecteur ?
Entretemps, nous avons déjà changé d’époque. Fini l’anonymat, fini le sentiment d’innocence, fini le respect de l’individu, fait remarquer Dellisse. Le tout numérique est un moyen absolu de flicage généralisé. Bienvenue dans la ruche ou dans la fourmilière aux citoyens sans conscience autonome. Notre génération avait étudié l’Antiquité et Rome, dit-il, et nous n’avions aucune estime pour ce qui a succédé à l’Empire romain qui, à l’apogée de sa puissance technique et militaire, s’est affaissé sous son propre poids.
Un éternel recommencement
Il est à craindre que la génération de la repentance et de l’immédiateté qui s’installe aux commandes en Occident n’annonce des temps obscurs. Comment notre civilisation échapperait-elle à son déclin quand elle prêche la transformation de l’humain par l’humain et la connaissance que l’on en a « se perd dans le miroir du présent ». La psychologie collective, avance Dellisse, a diablement régressé depuis qu’elle cherche à interpréter les faits. Il refuse que nous soyons condamnés à bâtir l’avenir sur un passé figé. Nous avons le choix, dit-il, de l’écrire et de le réécrire dans toute sa véracité, de la manière la plus propice à notre avenir.
Tout recommence toujours à partir d’un point du passé que nous choisissons, ajoute-t-il : le regard actuel que nous jetons sur ce que nous en avons mémorisé dans le filigrane du temps, deux-à-deux entre le monde extérieur et l’intérieur, la mémoire. Cela ne doit pas nous empêcher de visiter des couloirs parallèles. Comme l’a, paraît-il, dit Rimbaud et l’a, assurément, dit Milan Kundera dans le roman qui s’en inspire : « la vraie vie est ailleurs ». Toute l’oeuvre de Haruki Murakami repose sur ce principe.
Il n’est en tout cas pas de se conformer au mode d’emploi officiel, lequel appelle au renoncement de soi et à l’adhésion à ce qui profite de notre perte, un ordre étranger à notre vie, le zeitgeist, les lois de la meute, l’idéologie. A cet égard, son « entrée libre » chez quelques hauts fonctionnaires européens vaudrait à elle seule la lecture de l’ouvrage s’il ne comportait pas cinquante-et-un autres moments de la même acuité, de « désir de lumière » et d’« espoir de salut ».
« Toute vie est alternative, à chaque instant », nous enseigne Dellisse. N’est-elle pas à la recherche du bonheur ? C’est moins certain, tant les choix posés par nos contemporains semblent dictés par un « instinct de malheur », en cause : « les conduites d’échec, le culte des contradictions, la division de soi-même ». La littérature s’inscrit à l’inverse de cette démarche : elle est l’art de créer une « intensité heureuse ». Une oeuvre littéraire ne vaut que si elle a suscité l’espérance d’au moins un seul être vivant.
Le temps de l’écrivain, de son style limpide et alerte, y parvient complètement, et, chemin faisant – qui sait ? – vous fera-t-il revoir le visage de cette personne aux yeux verts qui cherche à comprendre comment vous avez survécu sans elle après qu’elle vous eut quitté un certain soir, au siècle dernier.
Le temps de l’écrivain, Luc Dellisse, 192 pages, Les Impressions Nouvelles.
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