Pour ceux qui commerçaient et voyageaient de manière régulière dans une dizaine de pays d’Europe où ils avaient dû ouvrir des comptes bancaires pour permettre à leurs clients de payer dans leurs propres monnaies sans encourir de frais de transfert vers l’«étranger» et dont ils rangeaient billets et pièces dans des sickness bags des compagnies aériennes nationales (Lufthansa pour les deutsche marks, Air France pour les francs français, KLM pour les florins, etc.) au fond d’une boîte à chaussures, l’avènement de l’euro consista en un don du ciel.
Dans son recueil Du bon génie de l’inflation à l’ogre de la déflation, Bruno Colmant, dont le carnet de notes sert de fil conducteur à cette série d’articles, s’interroge sur la nature religieuse de l’euro. Il ne le considère pas pour autant comme une manne divine. Il relève que dès le moment où la monnaie représente la valeur et ne la constitue plus (sous la forme de pièces d’or, par exemple), elle s’apparente à un acte de foi collectif et qu’à cet égard l’euro souffre peut-être de la même rupture confessionnelle que celle qui marqua l’Europe avec la Réforme au XVIe siècle.
Faisant remarquer qu’en allemand, le même terme (Schuld) signifie «dette» et «faute», Bruno Colmant y voit l’explication de l’austérité protestante et de la volonté allemande d’une monnaie disciplinante et forte, fondatrice, alors que le catholicisme empreint de culpabilisation et de repentance subordonnerait la monnaie à la spiritualité et au pouvoir régalien et entretiendrait une aversion à l’égard de la richesse mobilière.
Que la Bavière, le land le plus riche d’Allemagne avec un taux de chômage de 3,6% par rapport à une moyenne nationale de 6,9%, soit majoritairement catholique et que son riche voisin, le Baden Württemberg, compte plus de catholiques que de protestants, incitent à relativiser l’argumentation confessionnelle. Dans son essai Qu’est ce que l’Occident, Philippe Nemo estimait que l’originalité de Luther en ce qu’il professait un «ascétisme séculier» contrastant avec l’oisiveté contemplative était moins grande qu’il n’y parut. En effet, selon le Professeur Nemo, pour ce qui est de transformer le monde, Luther s’inscrivait dans l’esprit de la « Révolution papale » des XIe-XIIIe siècles dont l’activisme politique et économique consacra l’agir humain et servit de fondement à l’Occident.
Si le débat au sujet de l’euro n’est pas l’écho lointain d’une guerre des religions remontant à plusieurs siècles, n’a-t-il pas quand même un caractère religieux ? Ne faut-il pas y voir l’énième confrontation entre cette métaphysique qu’est l’étatisme (quels que soient les vocables sous lesquels se dissimulent ses clercs et ses adeptes) et l’humanisme libéral ? Que l’on ne s’y trompe pas : l’Europe et l’euro sont des constructions libérales (plus de liberté de mouvement des personnes, des biens et des capitaux, en principe moins d' »état »). L’on n’est malheureusement pas allé au bout de cette logique. Faut-il craindre que, par manque de vision, médiocrité ou incurie, le projet européen ne sombre, victime d’atavismes nationalistes et totalitaires de l’intérieur, voire, faute de cohésion et de fortitude, d’aspirations hégémoniques en provenance de l’extérieur ?
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