Quel plaisir que de parcourir l’oeuvre d’Albert Camus avec un lecteur fervent comme Jean-François Mattéi qui, Oranais comme lui, la relisait sans cesse et la connaissait dans les moindres nuances. Soyons gré à Anne-Marie Arlaud et Marc Herceg d’avoir réuni dans L’ensablement de l’homme des textes, pour la plupart inédits, qui, ordonnés en quatre volets, jettent un éclairage original sur la pensée de ce grand philosophe que fut Mattéi, décédé le 24 mars 2014, à l’âge de 73 ans, après avoir achevé l’écriture de L’Homme dévasté, Essai sur la déconstruction de la culture, publié un an plus tard et préfacé par Raphaël Enthoven.
En exergue de leur recueil, Arlaud et Herceg citent cet extrait de L’Homme dévasté : « C’est cet ensablement de l’homme qui manifeste la figure de la dévastation… […] La dévastation est l’action d’un homme qui se déserte de lui-même et du monde. » Face à la tentation du nihilisme, qui n’est pas propre à notre époque mais en constitue un aspect, Mattéi pointe ceux qu’il nomme les « quatre sophistes » (les « déconstructeurs » Deleuze, Foucault, Bourdieu et Derida) et le subjectivisme, soit le refus de la transcendance, refus qui empêche l’homme de « regarder vers le haut et le lointain » et le condamne à l’absence de sens et de but, au repli sur lui-même et à la contemplation à l’infini de son propre vide intérieur.
Empêcher que le monde se défasse
Mattéi était imprégné de la pensée d’Albert Camus. Il cite ce passage de son discours à la réception du prix Nobel à Stockholm, le 10 décembre 1957 : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. » Une nouvelle aurore illuminée par une étoile invisible, est-elle possible ? Ce fut le sujet d’une conférence dans laquelle Mattéi confronta les figures du « dernier homme » chez Nietzsche et du « premier homme » chez Camus, lequel, dans un livre éponyme, face au nihilisme et au chaos, fait entrevoir la possibilité d’un recommencement. Camus a écrit : « Nous sommes les premiers hommes – non pas ceux du déclin comme on le crie dans les journaux, mais ceux d’une aurore indécise et différente. » « Indécise, ajoute Mattéi, comme la vie elle-même, mais différente comme toutes les aurores qui se sont succédé. »
Camus n’eut de cesse de récuser « les puissances d’abstraction et de mort ». « La théorie fait du tort à la vie », avait-il relevé à la lecture de La Nausée de Sartre. « Si nous aliénons notre force de refus, dit Camus, cité par Mattéi, à propos de L’Homme révolté, notre consentement devient déraisonnable et ne s’équilibre à rien, l’histoire devient servitude. » De même, la mesure (la tempérance et la connaissance de soi et de ses limites, par opposition à l’hubris, en grec ancien : ὕϐρις, la démesure, l’arrogance et l’excès de pouvoir) est-elle consubstantielle à la civilisation européenne, en ce qu’empruntée à l’hellénisme cette notion n’est nullement le reflet d’un esprit de « diabolique modération bourgeoise », mais « la reconnaissance de la contradiction ». Elle correspond à la recherche d’un juste équilibre. Mattéi évoque à ce propos la réponse de Camus à une question qui lui avait été posée lors d’une interview sur l’idée de bonheur : « Ce à quoi il faut tendre, ce n’est pas à l’achèvement, mais à l’équilibre et à la maîtrise. »
Le malaise durable de notre civilisation
Mattéi a conscience de la « dilution de l’Europe dans le « rien » » et de ce qu’il qualifia de « malaise durable de notre civilisation », incapable d’assumer sa « fonction archontique de l’humanité entière ». Husserl en fit le constat dès 1935. « Toutes les conceptions du monde aspirent à l’unité et à l’exclusivité », dit Mattéi, elles sont mutuellement intolérantes comme l’est la science à l’égard de l’imposture, la vérité à l’égard de l’erreur, « cette justification des esprits faibles ». Sûre de son droit, comment une conception du monde saurait-elle en accepter une autre, ou une religion, sûre de sa révélation, une croyance concurrente (et il en va ainsi de toutes) ? Il trouve étrange, de ce point de vue, le refus de mentionner les racines chrétiennes de l’Europe dans le Préambule de la Constitution européenne. « La civilisation européenne, puis occidentale, rappelle-t-il, trouve ses deux sources principales dans Jérusalem et dans Athènes, dans la religion et dans la philosophie. »
Viennent à l’esprit ces questions de l’insensé dans Le gai savoir de Nietzsche, autre auteur cher à Mattéi, serait-ce pour s’en démarquer : « Qui nous a donné l’éponge pour effacer l’horizon ? […] N’errons-nous pas comme au travers d’un néant infini ? » Comment alors mettre fin à ce que Camus appelait « la nuit européenne », Heidegger, « la nuit du monde » (la complète absence de sens), à la crise de l’humanisme postmoderne, et « restaurer un sens oublié ou instaurer un sens inédit qui permettrait aux hommes d’habiter en commun un même monde » ? Mattéi répond par « l’impératif de la culture qui donne sens et loi à l’existence humaine » et rappelle cet aphorisme énoncé par Zarathoustra : « Il faut encore porter en soi un chaos pour pouvoir donner naissance à une étoile dansante. »
L’ensablement de l’homme, Jean-François Mattéi, 432 pages, Les éditions du Cerf.
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OUI, l’homme contemple à l’infini son vide intérieur. C’est effrayant et…. espérons une nouvelle aurore, espérons qu’elle illumine nos racines chrétiennes!