Le Choc des civilisations est une thèse de Samuel P. Huntington (1927-2008) publiée en 1996 en anglais sous le titre The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order (la refonte de l’ordre mondial, déjà !), selon laquelle, dans le monde de l’après-guerre froide entre les deux blocs idéologiques, occidental et soviétique, les identités culturelles et religieuses des peuples constitueraient la principale source de conflits au XXIe siècle. La traduction française du livre a paru dès 1997 chez Odile Jacob, qui vient à juste titre de la rééditer.
La question centrale de la théorie développée par ce politologue professeur de l’université Harvard pendant plus d’un demi-siècle (il commença à enseigner à l’âge de 23 ans) est de savoir si, menacé par la puissance grandissante de l’islam et de la Chine, l’Occident parviendrait à conjurer son déclin.
En vérité, Samuel Huntington répondait ainsi à son ancien élève Francis Fukuyama qui, dans un autre bestseller, de 1992, La Fin de l’histoire et le Dernier Homme (en anglais : The End of History and the Last Man) défendit la thèse que la fin de la guerre froide marquait la victoire idéologique définitive de la démocratie et du libéralisme sur les autres idéologies politiques dont, il faut le noter, les plus grandes au XXe siècle (socialisme, communisme, marxisme, nationalisme, fascisme, etc.) ont toutes été produites par la civilisation occidentale.
La fin de la guerre froide a pu engendrer l’euphorie d’un « nouvel ordre mondial » harmonieux dont la formulation la plus connue est celle de La Fin de l’histoire, convient Huntington, mais le monde n’en est pas devenu pacifique pour autant, avertit-il donc en 1996, et ce serait faire preuve d’orgueil que de penser que parce que le communisme s’est effondré, l’Occident a définitivement vaincu et les musulmans, les Chinois, les Indiens et bien d’autres adhéreront à la démocratie libérale comme s’il n’y avait aucune alternative.
Nouvel ordre mondial
Huntington exposa une première fois sa thèse lors d’une conférence en 1992 à l’American Enterprise Institute et il la développa par la suite, en 1993, dans un article paru dans Foreign Affairs, l’une des revues politiques les plus influentes aux Etats-Unis. La notion de choc de civilisations appartient toutefois à Albert Camus qui, en 1946, prédit que le problème russo-américain serait dépassé avant très peu et que ce ne serait pas au choc d’empires que nous assisterions mais au choc de civilisations et nous verrions partout dans le monde les civilisations colonisées se dresser contre les civilisations colonisatrices.
S’il y a consensus sur le fait que le monde a basculé dans les années 90, la Weltanschauung du Choc des civilisations s’inscrit à l’opposé de la vision optimiste de La Fin de l’histoire. L’histoire ne ferait, de fait, que recommencer et régresser car les religions que l’on eût pu croire remisées définitivement resurgissent à l’avant-plan et « à moins de haïr ce qu’on n’est pas, il n’est pas possible d’aimer ce qu’on est ». Voilà, selon Huntington, une vérité que nous sommes en train de redécouvrir.
Le monde de l’après-guerre froide est entré dans une phase multipolaire et multicivilisationnelle comportant sept à neuf grandes civilisations, l’occidentale, l’orthodoxe, l’islamique, la bouddhiste, la chinoise, la japonaise, l’hindoue, voire la latino-américaine (si elle n’intègre pas l’orbite occidentale) et même aussi l’africaine (pour autant que l’Afrique subsaharienne s’affirme en tant que telle, sous l’influence de l’Afrique du Sud, par exemple).
C’en est fini, dit Huntington, non seulement du monde bipolaire divisé par l’idéologie qui a prévalu pendant la guerre froide, mais aussi de l’Etat « boule de billard » considéré comme la norme dans le système mis en place en Europe en 1648 par les Traités de Westphalie. L’ordre international qui émerge désormais est varié, complexe, multilinéaire, non sans rappeler la conception médiévale dont lesdits traités consacraient précisément la fin… Bref, le monde effectue un retour vers le futur au Moyen-Âge.
Dieu et César
Si une dualité subsiste, fait-il observer, c’est entre l’Occident et toutes les entités non occidentales qui n’ont souvent pas grand chose en commun mais se rejoignent dans leur animosité à l’égard de ce qui reste à ce jour la civilisation dominante, sans que l’Occident ne puisse absolument s’en glorifier. En effet, prétend Huntington, dans une évaluation sévère de l’histoire de l’Occident, si ce dernier s’est imposé au reste du monde, ce n’est pas grâce à ses idées, ses valeurs ou sa religion, c’est plutôt grâce à « sa supériorité à utiliser la violence organisée ». Les Occidentaux ont tendance à l’oublier, les non-Occidentaux jamais.
Pourtant, Huntington reconnaît que le christianisme, d’abord sous la forme du catholicisme seul, puis sous celles du catholicisme et du protestantisme, a rempli un rôle historiquement fondateur de la civilisation occidentale, qui s’appelait d’ailleurs la chrétienté pendant son premier millénaire, une autre caractéristique essentielle étant la séparation de l’Eglise et de l’Etat, Dieu et César. Souvenez-vous : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » Cette sentence est rapportée trois fois dans les Evangiles (Marc, Mc 12:13-17 ; Matthieu, Mt 22:15-22 ; Luc, Lc 20:20-26).
Ce dualisme ne se rencontre aussi nettement, fait valoir Huntington, que dans la culture hindoue. « Dans l’islam, Dieu est César ; en Chine et au Japon, César est Dieu ; dans le monde orthodoxe, Dieu est au service de César ». La séparation des pouvoirs, religieux et temporel, dans l’Occident a fortement contribué au développement de la liberté et, partant, de l’individualisme et de l’Etat de droit (« Non sub homine sed sub Deo et lege »), signes distinctifs s’il en est de l’Occident.
Ces facteurs ont certes favorisé la modernisation de l’Occident et sa modernisation du monde ; pour autant, si le monde continue à se moderniser, il ne devient pas plus occidental.
(A suivre)
Le Choc des civilisations, Samuel P. Huntington, 544 pages (nouvelle édition 2021), Odile Jacob.
* * *
Si vous ne l’êtes pas encore, inscrivez-vous – c’est gratuit ! – avec votre adresse e-mail sur palingenesie.com. Vous recevrez un e-mail à l’adresse que vous aurez indiquée vous priant de confirmer votre inscription, ceci de manière à éviter qu’un tiers ne vous inscrive à votre insu. Une fois l’inscription confirmée, vous recevrez, en principe chaque semaine, un article, souvent la recension d’un ouvrage qui apporte une vision du monde originale, différente de ce que l’on lit et entend par ailleurs.
Si vous aimez lire ces articles, aidez Palingénésie à accroître sa notoriété en transférant cet article à vos amis et aux membres de votre famille et en les invitant à s’inscrire sur palingenesie.com dans l’espace prévu à cet effet (voir sur la page d’accueil et sous chaque article). Merci d’avance pour votre soutien. Il est précieux !
* * *
Lisez ou offrez l’essai On vous trompe énormément : L’écologie politique est une mystification que Palingénésie a publié en avril 2020, en le commandant en version papier ou au format kindle sur Amazon.fr en suivant ce lien.
Vous le trouverez dans quelques librairies (voir la liste en suivant ce lien). Si vous êtes libraire et souhaitez proposer le livre à vos clients, n’hésitez pas à contacter Palingénésie à l’adresse newsletter@palingenesie.com.
Palingénésie dispose d’un petit stock d’exemplaires. Il vous est possible de commander le livre en direct en envoyant un mail à l’adresse de contact de cette newsletter.
* * *
(L’article ci-dessus a initialement été publié dans l’hebdomadaire satirique PAN n° 3999 du vendredi 3 septembre 2021.)