Nous poursuivons la lecture entamée la semaine passée (voir « L’université au défi des idéologies ») des actes du colloque sur la déconstruction organisé à la Sorbonne en 2022, actes récemment publiés chez Odile Jacob dans un ouvrage de quelque 500 pages. Nous en étions restés au concept de l’intersectionnalité au coeur de l’idéologie contemporaine de la déconstruction.
Il fonctionne à partir de quatre idées articulées comme suit : 1) toute réalité est domination ; c’est une ontologie binaire, clairement inspirée de la notion de lutte des classes chez Marx, à la différence qu’elle est étendue à toutes les facettes de la vie humaine ; 2) dans cette vision du réel, l’Occident est le grand dominateur et personnifie le mal absolu de l’oppression sous toutes ses formes : de l’Occident sur le reste du monde (impérialisme), de l’homme blanc sur les femmes (patriarcat), des riches sur les pauvres (capitalisme), de l’industrie sur la nature (productivisme), etc., le « crime des crimes » qui lui est imputé étant la colonisation ; 3) la ruse suprême du colonialisme (blanc, mâle, vieux, poly-prédateur) est de faire croire, comme Satan, qu’il n’existe plus, or subsiste une même situation d’oppression et d’aliénation ; 4) face à cette situation, il faut se réveiller et faire table rase du passé qui l’a produite, toute violence étant justifiée d’avance comme acte de « légitime défense ».
Esprit d’émancipation
Que, de toutes les civilisations, l’européenne fut la seule à abolir l’esclavage, promouvoir la femme, instaurer l’Etat-providence, s’intéresser aux autres cultures et préserver l’environnement, cette réalité ne compte pour rien devant un tel aveuglement idéologique, lequel ne sévit pas que dans le monde de l’université mais aussi dans celui du business à tel point que l’on peut se demander dans quelle mesure le « wokisme » ne présage pas effectivement la fin du capitalisme, comme Marx lui-même l’avait annoncé dans le Manifeste du Parti communiste en parlant du « constant ébranlement de tout le système social, [de] cette agitation et cette insécurité perpétuelles » préfigurant le stade ultime du capitalisme.
Une personne se résume-t-elle à son « identité » (en tant que couleur de peau, sexe, âge, classe…) ? L’identité consiste-t-elle nécessairement en une différence ? Cette différence conduit-elle toujours à l’oppression ? La démocratie s’apparente-t-elle à la domination ? Poser ces questions, c’est bien sûr y répondre. C’est aussi relever que c’est précisément grâce à l’esprit d’émancipation à l’oeuvre dans la civilisation occidentale que le « wokisme » peut s’y épanouir. Pensez à ce qu’il en serait dans d’autres civilisations !
« Rien moins que les principes de la liberté d’expression et de la liberté académique sont en jeu », fit remarquer Jean-Michel Blanquer, professeur de droit public à l’université Panthéon-Assas et alors ministre de l’Education nationale et de la Jeunesse, dans son discours d’ouverture du colloque. Et de s’interroger : « A quel moment de notre histoire nous trouvons-nous pour qu’il y ait un tel goût pour la déconstruction ? […] Que nous dit [ce concept] de nous-même ? Que nous dit-il du moment historique que nous traversons ? Que nous dit-il de notre trajectoire historique ? » « Le monde libre a des adversaires extérieurs très puissants, répondit-il, mais il est aussi travaillé de l’intérieur par des courants destructeurs non moins importants. »
Pensée nihiliste
Le ministre parla d’une « pensée nihiliste », à l’opposé de l’humanisme à la racine de la pensée et d’un projet porteur d’avenir. Soyez attentifs, avertit-il, le monde des idées paraît bien inoffensif mais quand on s’aperçoit de ce qui en advient il est souvent trop tard. Luc Ferry, qui fut lui aussi ministre français de l’Education nationale et de la Jeunesse, rappela dans son intervention le propos saugrenu de l’écologiste Sandrine Rousseau sur son hyper-bonheur de vivre avec un « homme déconstruit » et retraça la généalogie du concept à la Pensée 68 personnifiée entre autres par Derrida qui l’emprunta à Heidegger. Nous n’en sommes plus à l’époque du politiquement correct, indique l’ancien ministre à juste titre, nous sommes désormais confrontés à une « idéologie ultra-puissante » qui dans la traînée du mouvement Black Lives Matter « agrège les féministes radicales, les « décoloniaux« , ainsi que les fondamentalistes verts, anticapitalistes et décroissants ».
Ce faisant, l’universalisme a curieusement changé de bord. Qui le défend encore aujourd’hui si ce n’est la droite libérale ? La gauche démocratique, autrefois digne héritière de la Révolution et des Lumières, a quant à elle fait place à une gauche communautariste. Ferry parle d’un basculement et d’un chassé-croisé des extrêmes. « Qui, écrit-il, défend aujourd’hui l’universalisme, la laïcité et l’idéal républicain sinon la droite ? » La gauche est désormais davantage en phase avec la Pensée 68 qu’avec l’idéal rationaliste et laïc et oppose à ce dernier des critères de race, de genre et de religion.
« La déconstruction est la justice », lança, péremptoire, Derrida, dont la Grammatologie fait figure de texte fondateur du déconstructionnisme. Sûr ? Oui et non. Dans sa Lettre à un ami japonais, il dit : « Ce que la déconstruction n’est pas ? mais tout ! Qu’est-ce que la déconstruction ? mais rien ! » A ce titre, faut-il s’étonner qu’il se fasse taxer par le philosophe et politologue Pierre-André Taguieff de pédantisme et de verbosité. Assaisonné à la sauce « woke », le déconstructionnisme ne s’en avère pas moins une recette puissamment indigeste. (A suivre)
Après la déconstruction – L’université au défi des idéologies, ouvrage collectif sous la direction de Emmanuelle Hénin, Xavier-Laurent Salvador, Pierre-Henri Tavoillot, 528 pages, Odile Jacob.
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(Cet article a paru dans l’hebdo satirique PAN n° 4088 du mercredi 17 mai 2023.)
Pour ce qui est des « crimes » de l’Occident, je suggère de vrais cours d’histoire à l’école et, pour adultes curieux de vérité, le dernier livre de Kakou Ernest Tigori, Haine du Blanc et monde Noir.