Richard Miller et le Centre d’études Jean Gol à Bruxelles ont continué d’illustrer que le libéralisme stimule la liberté d’être, d’agir et de penser en tenant la troisième séance publique de leur séminaire de philosophie politique consacré à la pensée de Martin Heidegger et de Carl Schmitt. Cette liberté transparaît en ce que le séminaire se veut un hommage à l’homme politique et à l’intellectuel qu’était Jean Gol, décédé il y a vingt ans, et, en même temps, il étudie la pensée de deux philosophes dont l’antisémitisme et l’opposition au libéralisme sont notoires.
C’est une entreprise risquée, difficile et courageuse, d’autant plus que son objectif n’est pas, comme l’avait précisé d’emblée son initiateur, de nier l’importance des oeuvres de ces deux penseurs dont la contribution, en particulier pour Martin Heidegger, doit être considérée comme remarquable dans l’histoire de la philosophie, nonobstant leur antisémitisme et leur adhésion à un régime pervers. Il convient aussi d’essayer de comprendre comment deux intellectuels d’un format exceptionnel dans leurs domaines d’excellence, la philosophie et le droit, se sont fait dévoyer par un régime barbare. Le mal n’est pas que barbare, le mal est aussi intelligence, le mal peut aussi être le fait d’être cultivés et rationnels, c’est une contradiction, une insulte à la raison, Richard Miller a proposé d’y réfléchir dans le courant des travaux du séminaire.
L’actualité de la pensée de Carl Schmitt se manifeste en ce qu’elle a été redécouverte et réappropriée par une frange de tenants de la nouvelle gauche. L’analyse de la critique qu’a faite Carl Schmitt du libéralisme avait été confiée à Drieu Godefridi, philosophe et juriste, qui en référa à la Théorie de constitution, un ouvrage de Carl Schmitt publié en 1927, et exposa qu’à ses yeux ce dernier avait accompli une description des plus clairvoyantes de cette philosophie politique, pour s’en distancer, certes, mais cela n’enlève rien à la pertinence de sa description.
Pour Schmitt, libéralisme et Etat de droit sont inséparables en ce que, d’une part, ils opposent la règle générale à l’arbitraire et l’absolutisme du souverain ou de l’Etat dont ils revendiquent précisément la limitation du pouvoir et le respect des droits fondamentaux naturels attachés à tout être humain et en ce que, d’autre part, ils s’appuient sur la séparation des pouvoirs.
Empruntant des exemples à l’histoire du droit, de l’Athènes antique à la rule of law britannique et au constitutionnalisme américain et belge, l’orateur du jour démontra que, conformément à la description qu’en fit Schmitt, pour qu’un Etat puisse être considéré comme libéral, il faut qu’il fonctionne à partir de règles générales protégeant le citoyen d’un exercice arbitraire du pouvoir de la part de l’Etat.
Concernant cet exercice du pouvoir, Schmitt soutient que l’Etat de droit (qu’il qualifie de « bourgeois ») implique la séparation et un balancement de ses composantes législative, exécutive et judiciaire dans l’acception classique du concept de séparation, de manière ici encore à éviter les abus. L’orateur ne manqua pas de relever que cette acception classique d’une stricte séparation des pouvoirs n’est pas universelle puisque la patrie même de Montesquieu s’est dotée de juridictions administratives intégrées au pouvoir exécutif dont elles sont censées corriger les excès. Schmitt, par contre, s’en tient à la conception classique, atteignant dans son analyse un degré élevé de sophistication propre à la grande tradition libérale.
En quoi Schmitt la critique-t-il? Pour lui, cet idéal « bourgeois » de l’Etat de droit tient de l’illusion dès lors qu’il s’enfermerait dans la normativité et nierait la dimension constitutive de toute société humaine, à savoir la souveraineté: quis iudicabit? Qui décide? C’est le souverain – la personne ou l’institution vers laquelle chacun se tourne quand le lieu, les circonstances l’exigent – qui décide de ce que requiert le bien public et l’utilité générale et qui peut changer les lois et y déroger.
C’est sur les apories de cette critique du libéralisme que portait le débat qui avait réuni une belle assemblée au Centre d’études Jean Gol. Le projet n’est pas ici de faire une analyse approfondie de la pensée d’un auteur aussi prolifique que Carl Schmitt, ni de rendre compte du débat qu’a suscité sa critique du libéralisme, mais de se réjouir qu’un tel débat citoyen puisse se dérouler sans a priori dogmatique ou dérive idéologique dans un centre d’études politique ouvert, pour l’occasion, à tous et toutes.
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Séminaire du Centre Jean Gol : « Antisémitisme et opposition au libéralisme : Martin Heidegger et Carl Schmitt » – Prochaine séance le samedi 28 mars 2015 de 10 h à 12 h au siège du Centre, Avenue de la Toison d’Or 84-86, 1060 – Bruxelles (entre la Porte Louise et la Porte de Hal). Inscription avant le 27 mars 2015 à l’adresse suivante : info@cjg.be. (Photo Stéphane Corbesiers)
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