En ces temps de coronavirus, de distanciation, de « restez chez vous ! », il n’y a pas que les réseaux sociaux, la télé avec ses infos en boucle et moult statistiques sur la propagation de la contamination dans le monde, ou le streaming. Certaines habitudes séculaires retrouvent leurs lettres de noblesse. Il y a la marche, en solitaire de préférence, mais, s’agissant de « noblesse », de l’esprit s’entend, et de « lettres », il y a aussi la lecture, bien sûr.
Cette activité psychosensorielle comporte de multiples bienfaits : elle stimule le cerveau (ce à quoi il est douteux que 99,99% de ce qui est produit sur les réseaux sociaux ne contribue d’une quelconque manière), elle vous aide à réduire le stress (et à mieux dormir, ce qui n’est pas à négliger en période d’incertitude), elle favorise le développement du vocabulaire et l’enrichissement de la réflexion, elle vous ouvre de par sa diversité de multiples perspectives et horizons qu’il vous est loisible d’explorer à votre convenance.
La panthère des neiges, le dernier ouvrage de Sylvain Tesson, explorateur de l’éternel (malgré les séquelles d’un accident de stégophilie qui faillit lui coûter la vie), vous fait prendre de la hauteur, littéralement et autrement, en vous emmenant, à plus de 5 000 m d’altitude, dans les montagnes de la vallée d’un affluent du Mekong au Tibet.
« Tesson ! Je poursuis une bête depuis six ans, lui avait dit son compagnon d’aventure Munier. Elle se cache sur les plateaux du Tibet. J’y retourne cet hiver, je t’emmène. » N’avait-elle pas disparu ? « C’est ce qu’elle fait croire. »
Ils s’étaient rencontrés un jour de Pâques. Vincent Munier, photographe animalier passionné des techniques de l’affût, lui avait parlé de l’insaisissabilité des bêtes, de l’exercice de son art et de cette vertu suprême, la patience. « Faire surgir l’objet, voilà qui est plus important que le faire signifier », écrivit Jean Baudrillard, cité par Tesson.
Munier lui confia que son rêve eût été d’être totalement invisible. « La plupart de mes semblables et moi le premier voulaient le contraire : nous montrer », concède Tesson qui se rend à l’évidence que les bêtes vous projettent devant votre propre reflet, inversé : « Les animaux incarnent la volupté, la liberté, l’autonomie, ce à quoi nous avons renoncé. »
L’homme est, dans l’histoire du vivant, une créature privilégiée. Comme espèce, rien ne le menace. Il défriche, bâtit, se répand, s’entasse dans des villes qui montent vers le ciel. Il ne se contente pas d’« habiter le monde en poète », comme le suggérait le poète allemand Hölderlin, cité par Tesson, ni de « vivre dignement dans l’incertitude », usant « du corps pour la joie et des rêves pour la gloire ».
Bien que son tempérament soit particulièrement pacifique et calme pour un félin (elle ne s’attaque que rarement à l’homme dans la nature et se montre docile en captivité) et bien que son alimentation comporte une part importante de végétaux, la panthère des neiges chasse des ongulés, de petits mammifères et des oiseaux. Tesson décrit son affût comme la tactique d’approche patiente, se confondant dans le décor, toute d’imprévisibilité et de déchaînement, que les militaires appellent la fulgurance. Surpris, même s’il est en plus grand nombre, l’ennemi est vaincu.
La morale n’est pas de ce monde-là, c’est une invention de l’homme. « Et la vie au moins ce n’est pas la morale qui l’a inventée », écrit Nietzsche dans Humain trop humain, cité par Tesson.
Laissez-vous entraîner par delà le bien et le mal, sur les hauts plateaux du Tibet à la rencontre de La panthère des neiges (Prix Renaudot 2019), ou Dans les forêts de Sibérie (prix Médicis de l’essai 2011) ou Sur les chemins noirs, trois ouvrages de Sylvain Tesson parus chez Gallimard, et il vous en fera découvrir d’autres ainsi que cette vertu, « la plus élégante et la plus oubliée », qu’est la patience.
En cette époque de moralité et d’angoisse, admirer la beauté pure serait-il frappé d’un interdit ?
La panthère des neiges, Sylvain Tesson, Gallimard, 176 pages.
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