Dans La passion de l’égalité, son essai sur la civilisation socialiste, Drieu explique aux socialistes ce qu’ils sont, d’où ils viennent et où ils vont. La démarche est curieuse de la part de « l’un des chefs de file de l’école libérale contemporaine », mais louable et utile car les socialistes d’aujourd’hui, de quelque horizon qu’ils soient, ont apparemment oublié leurs racines et perdu le sens de l’orientation.
Y a-t-il une intuition première qui fonde le socialisme ? Justice et liberté pourraient, par exemple, venir à l’esprit, si ce n’est que les socialistes n’en ont pas le monopole et que leur notion de la justice paraît plus sélective que distributive et celle de la liberté, au mieux circonstancielle, à nul moment primordiale.
Citant Henri de Man, figure éminente du socialisme européen de l’entre-deux-guerres et dirigeant du Parti ouvrier belge devenu par la suite Parti socialiste, qui énonçait dans Au-delà du marxisme que « toute conception socialiste est basée en dernière analyse sur l’idée d’égalité », Drieu soutient comme thèse que c’est bien l’égalité, mais au sens matériel, qui constitue l’inspiration, le programme et l’horizon du socialisme. Et, pour éclaircir les idées de ceux qui les confondraient ou s’imagineraient leur consubstantialité, l’auteur de La passion de l’égalité insiste sur la distinction entre l’égalité de fait et l’égalité en droit, deux notions parfaitement antinomiques, source de fâcheuses méprises et de toutes nos avanies.
L’égalité en droit (isonomie) protège le citoyen contre l’arbitraire, la volonté de l’autorité qui viserait partialement telle personne en particulier. L’égalité de fait (isomoirie) ne se préoccupe pas de droit, ni d’arbitraire, elle instaure une distribution des biens entre les citoyens, à parts égales ou selon leurs besoins. Que ces concepts d’isomoirie et d’isonomie soient radicalement différents, contrairement à ce que certains laissent volontiers accroire, se traduit dans ce que l’égalité de fait peut s’accommoder d’un régime politique parfaitement arbitraire (par exemple, dans l’évaluation des besoins de chacun) et l’égalité devant la loi, d’une répartition parfaitement inégalitaire des biens (parce qu’il y en a qui sont plus ingénieux ou chanceux que d’autres).
Qui plus est, précise Drieu, les concepts d’isonomie et d’isomoirie sont inconciliables. Si vous appliquez l’un, vous n’obtiendrez nécessairement pas l’autre. La nature est inégalitaire. Si les mêmes règles s’appliquent à tous, certains dotés d’une plus grande intelligence ou de plus de force en tireront un plus grand parti matériel que d’autres. Si l’égalité matérielle est décrétée, ce sont l’être humain qu’il faut dénaturer et ses faits et gestes qu’il faut réguler jusque dans le moindre détail. « Périssent, s’il le faut, tous les arts pourvu qu’il nous reste l’égalité réelle ! », écrivaient les proto-socialistes Babeuf et Maréchal, cités par Drieu, dans leur Manifeste des égaux.
Même les plus érudits parmi les socialistes omettent de nos jours de faire la distinction entre les deux concepts et entretiennent volontiers la confusion, et pour cause, puisque celui d’isonomie (égalité en droit) sous-tend une société de laisser faire et de laisser vivre, de libre-arbitre et de responsabilité, et l’autre, l’isomoirie ou l’égalité de fait, un Etat total, c’est à dire une dictature totalitaire qui doit régir le comportement de ses sujets jusque dans les moindres détails de leur existence.
Drieu donne deux exemples de confusion, l’égalité des chances et la lutte contre les discriminations. Pour ce qui est de l’égalité des chances, soit elle postule que nous avons les mêmes droits au départ, soit que nous sommes égaux sur le plan matériel à l’arrivée. La nature nous ayant fait différents, si nous sommes égaux à l’arrivée, c’est que nous n’avions pas les mêmes droits au départ. La notion d’égalité des chances ne veut rien dire ; elle se contente d’entretenir le flou quant à ce qu’elle signifie réellement. Il en va de même pour ce qui est de la lutte contre les discriminations, lutte qui aboutit à établir des discriminations d’ordre juridique à rebours tant il est question d’effacer toute différence de tout autre ordre.
A cet égard, La passion de l’égalité a le grand mérite de démontrer, au fil des fluctuations de la pensée socialiste et de l’histoire des mouvements qui s’en prévalurent, en Allemagne, en Italie, en Russie et en Chine par exemple, que si le socialisme n’a pas le privilège du coeur, il n’a pas non plus celui de la sainteté, tant son éthique s’est avérée à périmètre variable.
George Orwell, socialiste convaincu, écrivit à propos de La Ferme des animaux, sa fable animalière dénonçant les régimes totalitaires : « Le tournant du récit, c’est le moment où les cochons gardent pour eux le lait et les pommes. » Si, dans La passion de l’égalité (Editions Texquis, Bruxelles, 2017) Drieu se livre à un brillant inventaire savamment documenté de l’univers conceptuel de la pensée socialiste et à une déconstruction intellectuelle de la tentation égalitaire de notre époque et des risques que cette égalisation forcée présente pour les droits naturels des hommes et des femmes libres, il reste à écrire une anthropologie, une sociologie et une psychologie de l’égalitarisme qui expliquent pourquoi ce concept continue à subjuguer les masses malgré les horreurs qui ont émaillé l’histoire du socialisme et malgré les prévarications dont nombre de ceux qui s’en réclament, peu ou prou, encore de nos jours, se rendent coupables.
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