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Pourquoi les intellectuels se trompent

Pourquoi les intellectuels se trompent Posted on 10 mai 2025Laisser un commentaire

L’intelligence ne prémunit pas contre l’erreur ; au contraire, en fait, elle peut y prédisposer. C’est la thèse que Samuel Fitoussi défend dans ce remarquable ouvrage publié le mois dernier aux Editions de l’Observatoire. La seconde moitié du XXe siècle a apporté un témoignage constant du manque de clairvoyance de l’intelligentsia, parisienne notamment, par exemple de Simone de Beauvoir qui eut les yeux de Chimène pour Mao, vit dans sa prépondérance la marque de sa compétence et publia à son retour de Chine un livre de 500 pages à sa gloire. Que La Longue Marche se soldât par 40 à 80 millions de morts et fit de Mao le plus grand criminel de masse de l’histoire n’en était apparemment qu’un « détail » à ses yeux.

« Dans les questions d’intérêt général, observait Gustave Le Bon au siècle précédent, l’opinion des spécialistes de lettres ou de science n’a pas plus de valeur que celle des ignorants, et bien souvent en a beaucoup moins. C’est très souvent du côté de la foule et rarement du côté des spécialistes que se montre […] la défense des intérêts sociaux. » La question est : pourquoi l’« élite intellectuelle » se laisse-t-elle séduire par des idéologies absurdes qui, quand elles n’en restent pas au stade du délire, peuvent s’avérer criminelles ?

La réponse est simple. Nous avons beau supposément vivre à une époque régie par la raison et, pour ce qui est de l’Occident, la démocratie, une chose n’a pas changé au travers des époques : la nature humaine. Pendant des millions d’années, explique le professeur Jonathan Haidt, un spécialiste de la psychologie sociale, dans The Righteous Mind, nos ancêtres ont eu besoin de se faire accepter pour survivre, au sens propre (pensez à Socrate et au sort réservé aux apostats par le passé, parfois même encore aujourd’hui). « Nous avons une si grande idée de l’âme de l’homme, écrivit Pascal, cité par Fitoussi, que nous ne pouvons souffrir d’en être méprisés. »

Fausses croyances et lubies idéologiques

« Les gens, résume Steven Pinker, cité, sont respectés ou condamnés en fonction de leurs croyances, de sorte que l’une des fonctions du cerveau peut être d’entretenir les croyances qui apportent le plus grand nombre d’alliés, de protecteurs ou de disciples, plutôt que les croyances les plus valides. » En d’autres termes, l’irrationalité épistémique (les fausses croyances, les lubies idéologiques) n’est pas un problème tant qu’elle permet de se faire adopter par les autres. Les intellectuels ne sont pas jugés sur la validité objective de leurs opinions, mais en fonction de l’opinion des autres à propos de leurs opinions. Le plus surprenant est que leurs erreurs ne ternissent pas leur réputation.

Sartre, qui s’est trompé tout au long de son existence, en est un exemple, tandis que le Belge Simon Leys qui avait défié le consensus et dit la vérité à propos du régime maoïste fut longtemps ostracisé par l’intelligentsia. Fitoussi note en passant que l’idéologie est fréquente dans les métiers où l’on ne paie pas soi-même le prix de son irrationalité : magistrature, éducation, journalisme, politique… En outre, il est difficile aux grands esprits conformistes de se déjuger. Ils ont trop à perdre, a fortiori si leurs idées ont semé la désolation.

Tolstoï, cité par l’auteur, l’avait évoqué en ces termes : « La plupart des hommes, même ceux qui se sentent à l’aise face aux problèmes de la plus grande complexité, acceptent rarement la vérité la plus simple et la plus évidente lorsqu’elle les oblige à admettre la fausseté des conclusions qu’ils ont fièrement enseignées à d’autres et qu’ils ont tissées, fil par fil, dans le tissu de leur vie. » De là vient qu’un intellectuel de gauche en désaccord avec son camp ne passera jamais dans l’autre. Il préférera « refonder » la gauche, plutôt que de « trahir ». Lukács, marxiste pur jus, poussa la logique jusqu’au bout en confiant que même si le marxisme s’avérait avoir tout faux, il le tiendrait toujours pour vrai.

Lorsque le coût social et psychologique d’une volte-face devient trop lourd, les facultés cognitives de l’intellectuel sont mobilisées à une autre fin : prouver envers et contre tout et tous qu’il a raison, quelles qu’en soient à terme les conséquences. Songez à ceux qui rêvent de ce que, d’une manière ou l’autre, l’Occident s’autodétruise… Et, il est des prophéties auto-réalisatrices, des énoncés erronés de situations qui déclenchent des comportements qui aboutissent à ce que les énoncés deviennent vrais. Ni l’érudition, ni le mur de la réalité ne font obstacle à la diffusion d’idées absurdes ou carrément nuisibles.

Intelligence et mauvaise foi

Il arrive aussi qu’intelligence et mauvaise foi s’allient, que l’on use de son intelligence pour défendre rétroactivement une cause à laquelle l’on a adhéré sous l’influence de facteurs sociaux sans en avoir examiné tous les aspects. Sartre, esprit brillant qui s’est fourvoyé dans la défense du totalitarisme le plus meurtrier, en est l’exemple, exposé par Raymond Aron, cité, comme suit : « Ce qui lui sera reproché un jour, c’est d’avoir utilisé sa virtuosité dialectique et des sentiments généreux pour justifier l’injustifiable. » Ou, selon Leys, cité : « Il faut vraiment être un intellectuel supérieur pour dire au sens propre n’importe quoi, pour ne pas voir que la pluie mouille et qu’une pierre est dure. »

Et, le militantisme exacerbe la mauvaise foi, illustrant le paradoxe de Tocqueville selon lequel plus une situation s’améliore, plus l’écart avec la situation idéale est dénoncé comme intolérable : à force de militer, le militant n’a de cesse de militer, quitte à s’inventer de faux motifs de militer, quand bien même ses motifs seraient anachroniques ou déplacés. « C’est un des principaux arts humains, dit Revel, cité, que d’inventer des mobiles moraux à des actes malhonnêtes. » de Beauvoir, quant à elle, estimait que l’on ne pouvait juger des moyens (assassinats, déportations, etc.) sans tenir compte des fins qui leur donneraient leur sens. C’était légitimer par avance la violence de tous ceux qui prétendent agir en vertu d’une cause noble, à commencer par tous les dictateurs et les terroristes.

Pourquoi les intellectuels se trompent, Samuel Fitoussi, 270 p, Editions de l’Observatoire.

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