« Don’t Think of an Elephant ! » Voilà, trop tard, vous y pensez déjà, à cet éléphant. L’expression est le titre d’un essai de George Lakoff, professeur de linguistique cognitive à l’Université de Californie à Berkeley. Son éléphant métaphorique illustre le concept de « framing » dont s’inspire de nos jours nombre de communicants politiques aux Etats-Unis et en Europe, pour le meilleur mais surtout pour le pire.
Christian Salmon, est chroniqueur au site d’information français Mediapart, auquel il rend d’ailleurs hommage à la fin du livre ; son « d’où tu parles » foucaldien est « à bâbord toute ». Michel Foucault précisément, dans des propos recueillis par Roger-Pol Droit, se définissait comme un artificier. « Je fabrique quelque chose, disait-il, qui sert finalement à un siège, à une guerre, à une destruction. » Sans doute est-ce là aussi le projet de l’auteur de La Tyrannie des bouffons.
Une décomposition politique annoncée
Cet essai décrit le quatrième stade d’une décomposition politique annoncée, dont la chronique a été initiée avec la parution en 2007 de Storytelling, La machine à raconter des histoires et à formater les esprits (le « stage craft » en lieu et place du « state craft »), suivi par La Cérémonie cannibale (l’exhibition en guise d’incarnation) et L’Ère du clash (celle du discrédit de la démocratie).
Dans La Tyrannie des bouffons, parmi lesquels Trump, Bolsonaro (« The Trump of the Tropics »), Boris Johnson, Salvini, Modi, vous l’aurez deviné, font figure de principaux suspects aux yeux de Christian Salmon, on entre de plain-pied dans l’ère du pouvoir grotesque. La rationalité le cède à l’irrationalité ; la tradition, à la transgression. Fi de l’hégémonie culturelle, du contrôle de l’agenda, du storytelling, c’est aujourd’hui le cadrage narratif (framing) qui l’emporte.
L’auteur cite le journaliste Andrew Breitbart, qui participa à la naissance du Huffington Post avant de créer son propre média éponyme et selon lequel les récits de victimisation, de vengeance et de persécution étaient les plus populaires. Ils mettent en scène un manque impossible à combler que l’auteur qualifie d’effet « Rosebud » (bouton de rose), le mot prononcé par un magnat de la presse juste avant de mourir dans le film d’Orson Welles Citizen Kane.
Selon l’auteur de La Tyrannie des bouffons, la pandémie a servi de révélateur. Elle a dissipé ce que Carl von Clausewitz nommait le « brouillard de guerre », le flou d’incertitude entretenu ici par des litotes (« l’avenir est plus radieux que personne ne peut l’imaginer ») et des hyperboles (« le virus n’aura aucun chance contre nous ») qu’une journaliste du Washington Post, évoquant le discours de Trump du 12 mars au moment de la prise de conscience de l’ampleur de la crise du virus, cerna dans une formule lapidaire : « Rien de rassurant dans ce qu’il a dit d’exact. Rien d’exact dans ce qu’il a dit de rassurant. »
Le Joker, un agent du chaos
Dans toute filmographie, il y a un anti-héros. Roger Stone, le Joker de la politique américaine en est l’archétype. « Introduisez une goutte d’anarchie, bouleversez l’ordre établi, et tout devient chaos. Je suis un agent du chaos. » C’est ainsi, s’inspirant du méchant dans la série Batman The Dark Knight, qu’il aime se définir. Libertaire et libertin affirmé (sa carrière faillit en capoter), c’est un pur produit des PAC (Political Action Committees) qui inondent le marché politique américain de centaines de millions de dollars et entretiennent une nuée de parasites, à droite comme à gauche.
Pour Roger Stone, cité par Christian Salmon, « la politique est un divertissement », « la seule chose pire que d’avoir tort, c’est d’être ennuyeux », « il vaut mieux être tristement célèbre que pas célèbre du tout » et, extrait de son livre Stone’s Rules, « si la vie est une performance, soyez le costume ». Il incitait apparemment Trump à se présenter à l’élection présidentielle depuis les années 1980. (C’est dans ces années-là que Pat Nixon, la femme de l’ancien président, fit la prédiction, après avoir observé sa prestation dans le Phil Donahue Show à la télévision, que Trump serait un jour président des Etats-Unis.)
Toujours est-il que la campagne de Trump valut à Stone son climax. Nul n’en douterait en politique, « la haine est un moteur plus puissant que l’amour », le cite l’auteur de La Tyrannie des bouffons qui attribue au Joker flamboyant tiré à quatre épingles la paternité du soupçon sur le lieu de naissance d’Obama, l’idée du mur avec le Mexique et le slogan « Lock her up ! » contre « Crooked Hillary ». Stone, l’homme de l’anti-élitisme et de l’appel à la majorité silencieuse, ne cultive pas l’empathie, il instaure l’antipathie.
La règle du Nombre
Si le rôle des sidekicks – ou faut-il dire shit kickers au sens littéral ? – dans le grand cirque politique (Britain Trump BoJo, le Premier ministre du Royaume-Uni, recourait, jusqu’à ce qu’il ne l’éjecte, aux conseils spéciaux de Dominic Cummings, un admirateur d’Otto von Bismarck et de Sun Tzu, entre autres) n’est sans doute pas négligeable, encore ne faut-il pas sous-estimer celui, de profilage et de ciblage, des réseaux sociaux qui mettent des préposés spécialisés dans l’art obscur de la propagande numérique à la disposition des candidats à des postes électifs, où qu’ils soient et quelle que soit leur idéologie.
Comme l’écrit joliment l’auteur de La Tyrannie des bouffons, « l’algorithme se substitue à l’agora, et le micro-ciblage des électeurs à la délibération démocratique. Stade ultime de la décomposition politique, la logique majoritaire cède la place à la logique du Nombre. » Mais, prévient-il : « Celui qui triomphe par le Nombre sera effacé par le Nombre. »
La Tyrannie des bouffons, Sur le pouvoir grotesque, Christian Salmon, 224 pages, Les Liens qui Libèrent.
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(L’article ci-dessus a initialement été publié dans l’hebdomadaire satirique PAN n° 3967 du vendredi 22 janvier 2021.)