La sociologue et politologue Dominique Schnapper, née Aron, membre honoraire du Conseil constitutionnel français et directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, va droit au but : les démocraties sont menacées dans leur existence, serait-ce, pour commencer, par la guerre que Vladimir Poutine mène en Ukraine avec le soutien des gouvernements de la Chine, de la Corée du Nord, de l’Inde et de la Turquie, unis par leur détestation de l’Occident et la démocratie et par la volonté de les détruire. Les désillusions de la démocratie a été publié en mai 2024. Entretemps, quelques autres pays paraissent s’être ajoutés à l’axe.
La question centrale posée par Mme Schnapper est : les démocraties trouveront-elles en elles-mêmes la volonté de se défendre et, subsidiairement, leur propre « dynamique » (le mot sonne sans doute de manière trop positive pour représenter ce qu’il en est) ne les a-t-elle pas trop fragilisées ? L’idée démocratique a déçu. Cela s’explique, dit-elle, par un double jeu de tensions.
Egalité civile, particularismes et conditions sociales
D’une part, les citoyens s’attendent à ce qu’ils soient égaux sur le plan civil, juridique et politique mais aussi à ce que leurs identifications particulières censées donner du sens à leur existence soient reconnues, la difficulté provenant de ce que les particularismes (religieux, ethniques, par exemple) peuvent s’avérer contradictoires par rapport à l’égalité de statut postulée au départ. D’autre part, les citoyens constatent la discordance entre l’égalité formelle qu’ils réclament et l’inégalité de condition sociale qui en résulte.
Difficulté supplémentaire, dans une société démocratique qui, par définition, a vocation universelle, avance Dominique Schnapper, qui parle d’une dialectique de l’égalité et de l’identité, la citoyenneté ne peut structurer à elle seule le rapport à l’Autre qui participe de l’essence de toute société, encore fait-il intervenir une conception universelle de l’être humain.
L’idéal républicain, dit-elle, consiste à reconnaître toutes les différences et les spécificités et à tirer toutes les conséquences de l’égalité entre tous les êtres humains, c.-à-d. à résoudre la quadrature du cercle entre différentialisme et assimilationnisme, source de nouvelles revendications et frustrations. En outre, c’est sans compter que, si tant est, comme l’a dit le député Rabaut Saint-Etienne en 1793, que l’égalité est ce qui caractérise le mieux la démocratie, dès que le principe de l’égalité civile et politique est acquis, s’ensuit nécessairement l’exigence d’une égalité des conditions économiques. C’est là la revendication du catholicisme, rappelle Dominique Schnapper, ainsi que du marxisme et du socialisme. (Sur la critique des économistes libéraux classiques qui y voient l’antichambre de la tyrannie, elle renvoie à un article de Gwendal Châton, « Libéralisme ou démocratie ? Raymond Aron, lecteur de Friedrich Hayek » paru en 2016 dans la Revue de philosophie économique. A lire assurément.)
Les failles et les défis de la démocratie
« Les tensions entre l’unité de l’espace public et le maintien, souhaité ou imposé, des identifications historiques particulières et, d’autre part, dit-elle, les tensions entre la passion de l’égalité et la réalité des inégalités sociales permettent de comprendre l’incomplétude de la démocratie. Elle n’a jamais réussi à éliminer les préjugés et les conflits qui caractérisent les relations entre les groupes réunis dans la même unité politique. Elle ne peut assurer qu’une liberté et une égalité insuffisantes si on les mesure à l’aune des principes dont elle se réclame et des espérances qu’elle suscite. Les inégalités sociales persistent et les institutions politiques en sont ébranlées. »
De fait, la démocratie ne supprime pas ce qui caractérise toutes les sociétés humaines, à savoir les hiérarchies, les marginalisations, les exclusions, les exploitations. Elle parle d’une insuffisance de la transcendance républicaine mais cela ne lui est pas propre, au contraire, ajouterions-nous, le projet républicain n’est-il pas la meilleure alternative par rapport à toutes les autres, et, par ailleurs, n’est-ce pas dans les pays de social-démocratie que les inégalités sont les moindres ?
Si les enquêtes auprès des Français indiquent leur pessimisme par rapport à l’avenir, les super-riches en sont-ils la cause, ou bien est-ce une classe politique qui leur paraît plus soucieuse de ses privilèges et de ses prébendes que du bien-être du plus grand nombre, quitte à laisser à chacun la liberté d’assurer son propre bonheur ? Car, comme Dominique Schnapper l’admet, quand les passions tristes (la haine, la violence) dominent, elles interdisent les transactions et les compromis. Et si, comme elle en convient, les anthropologues eux-mêmes mettent le principe de l’ordre démocratique en question, la proclamation de l’égalité n’allant d’après eux jamais de soi, n’appartient-il pas à l’Etat de s’en tenir à ses fonctions régaliennes de base (assurer la sécurité extérieure par la diplomatie et la Défense ; assurer la sécurité intérieure et l’ordre public ; rendre la justice) et à « décomplexifier » la société ?
Les temps ont changé. Outre qu’elle est attaquée de l’intérieur et souffre d’une trahison de ses clercs, l’Europe n’exerce plus le rayonnement économique et politique qui jadis fut le sien. Tandis qu’elle suscite de la rancoeur en raison du passé et de la dérision en raison de ce qui est perçu comme son relativisme décadent du présent, l’Europe a fait des émules, des nations « dont l’ambition impériale est redoutable » et qui nourrissent un projet universaliste. La démocratie résistera-t-elle – et à quel prix – face à ceux qui, de l’extérieur et de l’intérieur, rêvent de l’anéantir ?
Les désillusions de la démocratie, Dominique Schnapper, 288 pages, Gallimard.
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MERCI pour ce texte intéressant!
Il semble difficile à admettre qu' »égalité des droits » n’est pas synonyme d' »égalité des moyens ». Notre « démocratie » a ce problème. Actuellement, on nous veut tous pareils… ce qui signifie en pratique tous au niveau le plus bas!! Ce niveau le plus bas, on l’observe de plus en plus dans l’enseignement ….
NON, les êtres humains ne sont pas tous égaux et la démocratie crée bien des désillusions.
« … la guerre que Vladimir Poutine mène en Ukraine… »
Il faudrait plutôt écrire : « la guerre en Ukraine que les USA mènent contre la Russie depuis 2014 pour piller les richesses de son sous-sol. »
@PALEF: auriez-vous par hasard quelques preuves et/ou arguments soutenant votre affirmation selon laquelle les USA « envisageraient » d’aller piller les « richesses du sous-sol ukrainien » ? Ça nous aiderait beaucoup à déchiffrer la situation…. un grand merci pour vos supputations!