Dans son éditorial du 9 mai 2020, le grand magazine généraliste allemand d’information et d’analyse Der Spiegel (dont la diffusion dépasse le million d’exemplaires) parle d’un attentat contre l’Europe (« Attentat auf Europa »). Ni plus, ni moins. De quoi s’agit-il ?
Le Bundesverfassungsgericht (BverfG), le Tribunal constitutionnel fédéral allemand, a rendu, le 5 mai 2020, un verdict acceptant plusieurs plaintes à l’encontre du Programme d’achat d’obligations du secteur public (Public Sector Purchase Programme, PSPP) de la Banque centrale européenne.
Le Tribunal constitutionnel fédéral est la plus haute juridiction allemande contrôlant l’application de la Loi fondamentale (Grundgesetz) de la République fédérale d’Allemagne. Elle assure la séparation des pouvoirs entre les différents organes de l’État, arbitre les contentieux entre ces derniers et veille au respect des droits fondamentaux qui sont énoncés dans la Loi fondamentale.
C’est dans ce cadre qu’elle a jugé que le gouvernement fédéral et le Parlement allemands ont violé les droits des plaignants à la cause faisant l’objet de son jugement du 5 mai au titre de l’article 38.1 phrase 1 combiné avec l’article 20.1 et l’article 2 combiné avec l’article 79.3 de la Loi fondamentale en ne faisant pas objection au fait que la Banque centrale européenne (BCE) n’a pas examiné ni démontré dans les décisions adoptées pour introduire et mettre en œuvre le PSPP que les mesures prises sont proportionnées, en fin de compte que la BCE est restée dans les limites des prérogatives qui lui ont été attribuées par les traités auxquels l’Etat allemand a souscrit.
Le Tribunal constitutionnel fédéral a jugé que son verdict ne contrevient pas à l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) du 11 décembre 2018, car le Tribunal allemand estime qu’en la matière, la Cour européenne a pris un arrêt arbitraire et virtuellement incompréhensible, qu’elle est elle-même sortie de ses prérogatives. Il attend donc que le gouvernement et le parlement allemands se justifient. (Contrairement à ce qu’a prétendu Le Figaro, le Tribunal constitutionnel fédéral allemand n’a adressé aucune injonction directement à la BCE.)
Der Spiegel qualifie cette décision du Tribunal constitutionnel fédéral allemand sur le programme d’achat d’obligations du secteur public par la BCE de « surnaturelle et présomptueuse, voire ridicule et dangereuse » (« weltfremd und anmaßend, ja geradezu lächerlich und gefährlich »). Il accuse les juges du Tribunal « d’être déconnectés de la réalité et de s’aventurer sur un terrain qu’ils ne comprennent visiblement pas ».
Les banquiers centraux de Francfort devraient-ils, s’interroge le magazine allemand, à chaque fois se demander s’ils exagèrent quand ils se saisissent d’un levier d’intervention ? N’est-il pas normal pour eux d’user de la « disproportion » (rappel du « whatever it takes » de Mario Draghi) ? S’ils n’agissaient pas ainsi, ajoute Der Spiegel, comment impressionneraient-ils les marchés ? Comment dissuaderaient-ils les spéculateurs ? Et, qu’adviendrait-il de l’euro si les cours et tribunaux des dix-huit autres Etats membres de la zone euro agissaient de même ?
Bien heureusement, la presse officielle n’est ni surnaturelle, ni présomptueuse, jamais ridicule, voire dangereuse…
Après que la Commission européenne eut menacé de lancer une procédure d’infraction à l’encontre de l’Allemagne et bien que le Tribunal constitutionnel fédéral allemand ait expressément exclu de l’objet de sa décision les mesures financières prises par l’UE ou la BCE dans le cadre de la pandémie de Covid-19 (« Aktuelle finanzielle Hilfsmaßnahmen der Europäischen Union oder der EZB im Zusammenhang mit der gegenwärtigen Corona-Krise sind nicht Gegenstand der Entscheidung »), les protagonistes d’une mutualisation des dettes des pays membres de la zone euro via l’émission en commun d’emprunts couverts par une garantie solidaire ont anticipé et imaginé un autre mécanisme, la création d’un « Recovery Fund », un fonds de redressement de 500 milliards d’euros, qui fait l’objet de l’initiative franco-allemande annoncée dans un communiqué de presse du Gouvernement allemand daté du 18 mai 2020. Quand on y lit qu’il s’agit notamment d’accélérer la transition numérique et verte, ne faudrait-il pas s’attendre au pire ?
Certains voient dans l’initiative de création d’un fonds de redressement un « moment hamiltonien » pour l’Europe ; d’autres y voient le début de la fin.
La notion de moment hamiltonien se réfère à l’accord passé en 1790 entre le Secrétaire au Trésor américain Alexander Hamilton et Thomas Jefferson de reprendre au compte de l’Etat fédéral les dettes contractées par les différents États américains lors de la guerre d’Indépendance, un accord qui a contribué au renforcement de l’État fédéral. En matière de politique européenne, la locution exprime l’idée qu’une mise en commun des dettes nationales des États membres de l’UE, longtemps hypothétique et amorcée suite à l’explosion des dépenses publiques des pays membres en raison de la pandémie de Covid-19, transformerait l’Union européenne d’une confédération d’Etats souverains et indépendants en une véritable union d’Etats fédérés. Comme on l’a vu ci-dessus, ce n’est effectivement pas le Covid-19 qui se trouve au centre des préoccupations des dirigeants européens…
L’élément qui change la donne est le mécanisme financier que la proposition franco-allemande de création d’un fonds de redressement entend mettre en place. Ce mécanisme innove en plusieurs points :
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l’Union européenne émettrait des obligations directement en son propre nom ;
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l’Union européenne instituerait et percevrait de nouvelles taxes pour son propre compte ;
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l’Union européenne aurait la faculté de développer ses activités en s’endettant elle-même.
En résumé, la proposition franco-allemande circonvient le Tribunal constitutionnel fédéral allemand et l’opinion publique allemande, réticents à ce que des impôts prélevés en Allemagne servent à payer les dettes publiques de l’Italie et de l’Espagne, par exemple, et elle autorise l’Union européenne à lever des impôts et des taxes (déjà les idées de nouvelles taxes fleurissent, sur le carbone, sur les transactions financières, sur les activités numériques…).
Ces impôts et taxes serviront sans doute aussi à subventionner les Etats pauvres de l’Europe de l’Est, façon de les inciter à s’abstenir de bloquer les projets européens, ainsi qu’à combler le trou budgétaire engendré par le départ du Royaume-Uni. Compte-tenu des taux d’intérêt actuels, le statut d’emprunteur souverain AAA de l’UE lui procure des perspectives d’emprunt quasiment illimitées, notamment sous la forme d’obligations perpétuelles, une forme privilégiée par l’Espagne et… l’ineffable Georges Soros.
Quatre pays du Nord de l’Europe, qualifiés de « frugal four » (les quatre parcimonieux) – Pays-Bas, Autriche, Danemark et Suède, les deux derniers n’utilisant pas l’euro – s’opposent au plan franco-allemand de création du Recovery Fund. Leur raisonnement est le suivant : en l’absence d’emprunts émis en commun et couverts par une garantie solidaire, les Etats dont les finances publiques ne sont pas en ordre paieront certes des taux d’intérêt supérieurs, mais en l’absence de ce rappel à la réalité, qu’est-ce qui les motivera à mettre leurs affaires domestiques en ordre ?
On avait déjà dû le constater lors de l’introduction de l’euro, les mauvaises habitudes budgétaires ne se perdent pas ; bien au contraire, le lancement de la monnaie commune et la réduction concomitante des taux d’intérêt n’avaient fait qu’amplifier les mauvaises habitudes dans les Etats les plus mal gérés.
Der Spiegel concluait son éditorial en déclarant que le jugement du Tribunal constitutionnel fédéral allemand affaiblissait la Banque centrale européenne, sapait l’union monétaire et mettait en danger l’avenir de l’Europe. Qu’il soit permis de diverger : le verdict du tribunal allemand rappelle que l’UE est constituée d’Etats souverains et qui ne sont liés que par les pouvoirs qu’ils lui ont expressément dévolus.
Avec la création envisagée du fonds de redressement pour contourner tous avatars constitutionnels, on a pu constater l’ingéniosité de ceux qui sont à la manoeuvre dans les institutions européennes.
De l’opiniâtreté des quatre membres frugaux de l’Union européenne dépend qu’elle ne se transforme en une sorte de dictature sous l’emprise d’une élite politique, médiatique, financière et juridique.
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