Trois ans après la sortie de La guerre des métaux rares, son essai sur la face cachée de la transition énergétique et numérique, « un succès mondial traduit en dix langues », Guillaume Pitron remet ça chez le même éditeur, Les Liens qui Libèrent, et enquête dans les coulisses du numérique, entouré d’une équipe d’enquêtrices et d’analystes venues de Sciences Po, de HEC et du Centre de formation des journalistes (CFJ).
Dans son précédent essai, ce journaliste qui collabore à des publications telles que Geo et Le Monde Diplomatique, relevait que les énergies prétendument propres nécessitent l’utilisation de minerais rares dont l’extraction ne l’est franchement pas et qu’en définitive elles sont moins renouvelables, vertes et « décarbonées » qu’on ne le dit. L’auteur prenait le contrepied de l’écologisme prévalant, à l’emporte-pièce et à courte vue. Il persiste dans cet opus-ci : la dématérialisation est bien matérielle ; contrairement à ce que beaucoup s’ingénient à vous faire croire, la réalité virtuelle est très concrète.
Les technologies numériques mobiliseraient aujourd’hui 10% de l’électricité produite dans le monde et rejetteraient près de 4% des émissions globales de CO2, soit à peu près le double du secteur aérien civil mondial. A l’horizon 2025, ce seront 20% de l’électricité et 7,5% des émissions à charge du numérique. L’humanité produirait actuellement 5 exaoctets de données, 5 x 1018, 5 000 000 000 000 000 000 (5 milliards de milliards) d’octets de data par jour et ça ne cesse de croître. Prenez l’avion, ça vaut finalement mieux que de tapoter sur vos smartphones et vos tablettes !
Guillaume Pitron rappelle le b.a.-ba de la question. Que vous commandiez une pizza, réserviez un billet d’avion ou appeliez un ami, quel que soit l’usage que vous faites de votre smartphone, celui-ci n’est pas directement connecté au restaurant, à la compagnie aérienne ou à votre correspondant mais interconnecté via un datacenter qui traite, stocke, analyse vos photos, vidéos, recherches, etc. C’est d’autant plus ainsi aujourd’hui qu’un nombre croissant d’entreprises ne gèrent plus elles-mêmes leurs serveurs mais font appel à des hébergeurs extérieurs spécialisés (Amazon Web Service et Alibaba Cloud, par exemple).
L’anonymat, un canular
« Chaque jour de votre vie, pour vos besoins les plus banals, vous êtes susceptible de mobiliser une centaine de datacenters éparpillés dans dix pays différents », explique le directeur d’un hébergeur de données. On se doute d’autant moins de l’existence de cette industrie que la discrétion y est de rigueur. Quand on vend de l’immatériel, on aime sauver les apparences.
Il existerait près de trois millions de datacenters d’une surface inférieure à 500 m2, 85 000 de taille intermédiaire, une dizaine de milliers de grande taille et 500 dits hyperscale dont la surface est de l’ordre du terrain de football. Le plus grand datacenter au monde se situe à Langfang (en Chine, l’auriez-vous deviné?) et couvre une surface de 600 000 m2, soit l’équivalent de 110 terrains de foot.
Voilà par où passent les cinq exaoctets de data par jour. Et, avec la 5G, cette quantité de données produites augmentera de manière exponentielle. Le marché mondial de ces infrastructures s’élève à 124 milliards par an et croît annuellement d’environ 7%.
Que, parcourant la toile, vous partagiez l’objet de vos recherches et de vos affections avec la NSA (l’agence américaine de renseignement) et d’autres ne peut vous surprendre. Et, si vous souhaitez éviter qu’un pisteur ne traque toute votre activité sur votre smartphone, mieux vaudrait à l’avenir vous abstenir de louer une trottinette électrique. Le but n’est pas de vous la louer – l’activité en elle-même est déficitaire – mais de se renseigner sur vos faits et gestes à toutes heures et en tous lieux, avec ou sans trottinette.
Comme le déclare un professeur en confidentialité et sécurité des systèmes informatiques du Karlsruhe Institute of Technology, cité par Guillaume Pitron : « Les données anonymes, c’est un énorme canular. » Si vous ne la saviez pas encore, sachez qu’il en est ainsi. « Le système de crédit social chinois est juste une transcription un peu plus manifeste de ce nous vivons déjà dans les pays occidentaux », confie un autre spécialiste de l’Internet à l’auteur.
20.000 tentacules sous les mers
C’est, en quelque sorte, la partie visible, si peu, de l’iceberg dans un océan d’octets, car, justement, ça se passe aussi sous la surface des eaux, via ce que Guillaume Pitron qualifie de « vingt mille tentacules sous les mers », les câbles de fibres optiques à formidable capacité de transmission qui parcourent le fond des océans – le plus long d’entre eux sur 39.000 km, de l’Europe à l’Australie – et rajoutent à la dimension géopolitique de l’ensemble (tout un sujet en soi!).
Pour juger des ordres de grandeur, le concept de streaming (ruissellement) invite à la comparaison entre le flot d’octets et l’eau : si une goutte d’eau représente un octet, un court e-mail de 1K octets équivaut à 100 ml d’eau ; une minute d’un document audio au format MP3, soit un mégaoctet, mille fois plus, 100 litres ; un film de deux heures, soit un gigaoctet, mille fois plus, 100.000 litres (une grosse citerne de récupération d’eau de pluie) ; un téraoctet, soit la moitié du catalogue de la Bibliothèque nationale de France, 27 piscines olympiques ; les 5 exaoctets par jour dont question plus haut, cinq fois le volume du lac Léman ; les 47 zettaoctets de données générées chaque année dans le monde, la Méditerranée et la mer Noire réunies… Imaginez un black-out dans cet empire de l’instantanéité calculée au milliseconde !
Les cryptomonnaies, en plein essor, ajouteront au déluge – la principale d’entre elles, le Bitcoin, capterait déjà 0,5% de l’électricité mondiale – et, plus encore, la 5G qui facilitera l’interconnexion de tous et de tout, en tous temps et en tous lieux, amplifiera l’expansion phénoménale – au propre comme au figuré – de l’univers du data, en accélérant la robotisation et, partant, la colonisation de l’homme par la machine puisque celle-ci interagira toujours plus sans que l’homme n’intervienne…
L’enfer numérique, Voyage au bout d’un like, Guillaume Pitron, 352 pages, Les Liens qui Libèrent.
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(L’article ci-dessus a initialement été publié dans l’hebdomadaire satirique PAN n° 4002 du vendredi 24 septembre 2021.)
MERCI! C’est clair et précis…. utile.