Dans son essai Le Futur et ses ennemis. De la confiscation de l’avenir à l’espérance politique (paru chez Flammarion en 2008), le philosophe espagnol Daniel Innerarity feint de s’interroger sur le côté moralement acceptable « de transmettre aux générations futures les déchets radioactifs, un environnement dégradé, une dette publique considérable ou un système de retraite intenable ». Ne squattons-nous pas le futur ? Ne pratiquons-nous pas le colonialisme temporel ? Quel monde laisserons-nous à nos descendants ?
La question mérite d’être posée sous un autre angle, plus immédiat et plus concret : comment une personne âgée de 20 ans, votre fils ou fille, votre petit-fils ou petite-fille, peut-il aujourd’hui former un projet de vie qui lui soit personnel et qui puisse par conséquent être réalisé de sa propre initiative et par ses propres efforts et lui profiter ?
C’est, presqu’en ces termes, la question que s’est posée un compatriote et confrère de ce philosophe espagnol dans sa préface à l’édition française d’un essai intitulé La révolte des masses, dans lequel cet autre philosophe espagnol, José Ortega y Gasset, fustige le déclin de la civilisation européenne aux prises avec des « barbares qui l’envahissent de l’intérieur », ces gens qui ont des idées arrêtées sur tout ce qui arrive et doit arriver, ont réponse à tout. Peu leur sied d’écouter autrui et de réfléchir.
Si l’Europe se transformait en une termitière humaine – impossible projet mais sous-tendant toutes les socialisations à allure forcée qui ont épuisé l’homme depuis la nuit des temps – et si les restes de l’individualisme qui a enrichi le monde et tous les hommes du monde qu’il a touchés de sa grâce disparaissaient, nul doute, écrit José Ortega y Gasset, que « la famine gigantesque du Bas-Empire ferait sa réapparition et la termitière succomberait ».
« Devant le pathétique féroce de ce problème – et il pointe déjà à notre horizon, qu’on le veuille ou non, – le thème de la « justice sociale », malgré ce qu’il a de respectable, pâlit et se dégrade au point de n’être plus que le soupir d’un romantisme rhétorique et insincère. »
Extension du pouvoir de la société
Stuart Mill en prévenait déjà, il y a dans le monde une inclination à étendre à outrance le pouvoir de la société sur l’individu, soit par la force de l’opinion, soit par celle de la législation, soit, désormais, ajouterions-nous, par la peur et par la menace instituées en instruments de contrôle social par l’Etat et le quatrième pouvoir, les médias.
La force de l’Europe a résidé dans un mode de pensée délié, agile, acrobatique, dans sa pluralité et dans un équilibre des pouvoirs, des facettes virevoltantes dont l’unité en un « je ne sais quel mystère de civilisation » (pour citer Balzac) échappe à toute esquisse abstraite. Mais, en même temps, cette Europe a généré en son sein un homme qui aspire tout au contraire à l’homogénéité et, l’esprit vidé de son histoire, se montre disponible à trouver l’absolu dans n’importe quelle abstraction idéalisée, voire à vivre « courbé sous les tyrannies perpétuelles de l’Orient ».
C’est cet homme-là que José Ortega y Gasset qualifie d’homme-masse, ce « barbare » que l’Europe a couvé et couve en son sein. Il en emprunte le concept à Rathenau, un membre du parti démocrate et une personnalité importante de l’histoire allemande, assassiné en 1922, qui le premier parla d’une « invasion verticale des barbares ».
Alexandre de Humboldt (1769-1859), le naturaliste, géographe et explorateur allemand, en appelait déjà à cette variété de situations, seule garantie à ses yeux que, si l’une conduit à la faillite, d’autres restent ouvertes et que l’humain s’épanouisse. Dans cette perspective, qui est celle du libéralisme, la pluralité est perçue comme une valeur positive, un bien plutôt qu’un mal, et nous évite répétitions et stéréotypes.
Mille façons d’être un imbécile
« Être de gauche ou être de droite, écrit José Ortega y Gasset, c’est choisir une des innombrables manières qui s’offrent à l’homme d’être un imbécile ». Il y voit une forme d’hémiplégie morale et fait observer que la faillite est consubstantielle à toute révolution en ce que celle-ci privilégie l’abstrait par rapport au concret et escamote la mémoire longue, l’histoire, et le droit à la continuité. Là où le politicien s’opiniâtre à rendre les choses confuses, l’intellectuel a pour mission de les éclaircir, de s’étonner – c’est son sport, son luxe, et, surtout, c’est par là que l’on commence à comprendre.
Il existe deux classes d’individus, analyse-t-il, ceux qui exigent beaucoup d’eux-mêmes et l’abordent comme un devoir, quelle qu’en soit la difficulté, et ceux qui n’exigent rien et se comportent comme « des bouées qui se laissent entraîner à la dérive ». Pire, ces derniers, oublieux de ce à quoi est dû leur bien-être, se croient en droit d’avoir et d’imposer une opinion sans avoir pris le temps, ni fourni le moindre effort, pour se la forger. « La caractéristique du moment, c’est que l’âme médiocre, se sachant médiocre, a la hardiesse d’affirmer les droits de la médiocrité et les impose partout. »
Et, si la démocratie libérale conjuguée au développement des connaissances et des techniques ne consistait pas en une forme supérieure de vie en société, encore faudrait-il, pour la remplacer, en imaginer une qui adopte l’essentiel de ses principes, car tout retour à des formes de vie publique inférieures, antérieures au XIXe siècle, constituerait un suicide civilisationnel. « Toute la vie se recroquevillera. L’abondance actuelle des possibilités se convertira en faiblesses effectives, en une angoissante impuissance ; en une véritable décadence. »
José Ortega y Gasset est né le 9 mai 1883 à Madrid et y est mort le 18 octobre 1955. Son essai sur l’homme-masse a commencé à paraître dans un quotidien madrilène en 1926, il y a près d’un siècle. Il a été traduit en français en 1937. La suite appartient à l’Histoire. Il faut espérer qu’elle ne se répète pas.
La révolte des masses, José Ortega y Gasset, édition originale publiée par la Librairie Stock en 1937. (Cet ouvrage a été réédité par la société d’édition Les Belles Lettres.)
* * *
Si vous avez aimé lire cet article sur l’ouvrage phare de José Ortega y Gasset, aidez Palingénésie à accroître sa notoriété en le transférant à vos amis et aux membres de votre famille et en les invitant à s’inscrire sur palingenesie.com dans l’espace prévu à cet effet (suivre le lien ou voir sur la page d’accueil et sous chaque article). Merci d’avance pour votre précieux soutien.
Si vous ne l’êtes pas encore, inscrivez-vous – c’est gratuit ! – avec votre adresse e-mail sur palingenesie.com. Vous recevrez un e-mail à l’adresse que vous aurez indiquée vous priant de confirmer votre inscription, ceci de manière à éviter qu’un tiers ne vous inscrive à votre insu. Une fois l’inscription confirmée, vous recevrez, en principe chaque semaine, un article, souvent la recension d’un ouvrage qui apporte une vision du monde originale, différente de ce que l’on lit et entend par ailleurs.
* * *
Lisez ou offrez l’essai On vous trompe énormément : L’écologie politique est une mystification que Palingénésie a publié en avril 2020, en le commandant en version papier ou au format kindle sur Amazon.fr en suivant ce lien.
Vous le trouverez dans quelques librairies (voir la liste en suivant ce lien). Si vous êtes libraire et souhaitez proposer le livre à vos clients, n’hésitez pas à contacter Palingénésie à l’adresse newsletter@palingenesie.com.
Palingénésie dispose d’un petit stock d’exemplaires. Il vous est possible de commander le livre en direct en envoyant un mail à l’adresse de contact de cette newsletter.
* * *
(Cet article sur la géopolitique en l’an 2022 a été publié dans l’hebdomadaire satirique PAN n° 4019 du mercredi 19 janvier 2022.)
OUI, les « droits de la médiocrité « s’imposent effectivement partout et c’est la décadence garantie… et j’observe un refus de se renseigner commun à la plupart des gens. Un exemple: partout je lis que les « déchets radioactifs » sont une calamité qui justifie le démantèlement des centrales nucléaires. QUI veut apprendre que ces « déchets » sont un carburant parfait pour les centrales de 4e génération?