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La société de vigilance

La société de vigilance Posted on 27 avril 20245 Comments

« If you see something, say something » (US Department of Homeland Security) ; « Si c’est suspect, signalez-le » (Canada) ; « Voyez-le, dites-le » (Royaume-Uni) ; « En signalant un comportement dangereux, vous pouvez éviter qu’un acte criminel soit commis » (Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité Nationale, France). Ces slogans, diffusés via des spots, des guides de prévention et des plateformes gouvernementales en ligne, font désormais partie, fait observer Vanessa Codaccioni dans La société de vigilance, d’une technologie de pouvoir qui crée un lien entre autorités et « bons citoyens » dont il est attendu qu’ils rapportent aux autorités, c.-à-d. qu’ils dénoncent. « La société de vigilance n’est en effet pas seulement une société de surveillance. Elle est aussi, et peut-être surtout, constate l’auteure, une société de dénonciation. »

Surveillance omnioptique

Rien de bien neuf, il est vrai. Au Moyen Age déjà la dénonciation était institutionnalisée comme outil de surveillance et de contrôle de la population et visait la répression des déviants (prostituées, vagabonds, fous, malades et hérétiques) – en France, en Italie, en Angleterre -, à telle enseigne que la non dénonciation devint elle-même punissable, rappelle Vanessa Codaccioni, et elle reste d’usage dans le dispositif répressif des régimes dictatoriaux et totalitaires ou en temps de crise ou de guerre. Les « nous sommes en guerre » assénés à l’envi par le président de la République française pendant la crise du coronavirus et après le début du conflit en Ukraine et assortis d’appels à l’obéissance et à la sobriété étaient-ils anodins ? Aucun aspect de la vie sociale, public ou privé, ni aucun espace, réel ou virtuel, n’est susceptible, note l’auteure, d’échapper au regard intrusif du citoyen vigile dont, en temps de paix, le comportement empruntera tantôt au policier, tantôt au délateur.

La surveillance ne s’exerce plus d’une manière panoptique (la surveillance de tous à partir d’un point central), mais synoptique (la surveillance de chacun par tous), l’Etat acquérant un rôle omnioptique, de tout voir et de tout savoir. Vanessa Codaccioni donne comme exemple de cette évolution les applications téléphoniques dites « participatives » qui permettent aux « bons citoyens » de signaler des agissements et à la police de recevoir des signalements en temps réel. Il ne faut pas négliger non plus le rôle de profilage que remplissent déjà, ici et ailleurs, les opérateurs et les usagers des réseaux sociaux, ceux-ci servant parfois – songez à l’usage du shaming, « mettre la honte » – à se rendre justice, à tort ou à raison.

Sujet vigilant, sujet doublement obéissant

Ceci étant, la vigilance citoyenne n’est toutefois pas censée sortir d’un cadre délimité et l’Etat garde le monopole du recours à la coercition et du contrôle social afin d’empêcher que l’on ne se substitue aux dépositaires de l’autorité publique. Le sujet vigilant est un sujet obéissant et même doublement obéissant, observe Vanessa Codaccioni,  : il participe à la traque des ennemis désignés par l’Etat et il le fait en se soumettant aux règles définies par l’Etat. L’auteure y voit une modalité de soumission des populations à l’ordre politique, économique et social établi : « [Les sujets vigilants] ne font que s’inscrire dans un double mouvement de renforcement du monopole de la violence étatique : l’extension de l’appareil répressif et la criminalisation d’un ensemble croissant d’activités sociales d’un côté ; la pacification des populations par l’obtention de leur obéissance de l’autre. »

Il est un autre enjeu de la « participation répressive » citoyenne, c’est d’en faire porter en cas d’échec sa part de responsabilité au citoyen et, une crise survenant, de l’inciter à faire montre de résilience, à savoir de résister et de reprendre le cours normal de son existence. Rappelant Foucault, Codaccioni mentionne qu’Etat et population sont liés par un « pacte » par lequel l’Etat s’engage à la protéger contre « tout ce qui peut être incertitude, accident, dommage, risque ». Qu’adviendrait-il si ce pacte était rompu ? « C’est ici, répond-elle, qu’interviennent les appels à la vigilance et à la résilience qui remplissent dès lors la double fonction de permettre aux gouvernants de continuer à gouverner par la peur tout en encadrant les comportements résultant de cet usage politique de la peur. »

La société de vigilance, Vanessa Codaccioni, 160 p, Textuel.

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(Cet article a paru dans l’hebdo satirique PAN n° 4137 du vendredi 26 avril 2024.)

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5 comments

  1. Le totalitarisme semble de plus en plus devenir une évidence, si pas une nécessité! A quand une saine réaction de citoyens instruits? ( Evidemment, pour une instruction réelle, un enseignement réel serait nécessaire…)

  2. Alors que les besoins matériels n’ont jamais été autant comblés, l’aspiration à davantage de sécurité est un sentiment totalement légitime. Pour cela, il faut pouvoir compter sur l’ensemble des « honnêtes gens », eux qui constituent l’immense majorité de la population.

  3. Dans la culture dans laquelle j’ai été éduqué, le redzipéteur, comme l’on désigne chez nous un rapporteur ou un délateur, n’est pas honoré pour avoir signalé le manquement d’un autre, même si c’est vrai. Il peut même être puni pour la malice qu’il mettrait à pratiquer la délation.
    C’est le contraire dans la société étatsunienne où un tort moral n’est manifesté que si l’on y est pris. La faute étant donc de se faire prendre, ou de mentir pour ne pas se faire prendre (Bill Clinton, Richard Nixon). La dénonciation est alors un élément essentiel de la rectitude morale. C’est enseigné dès le plus jeune âge où le dénonciateur est loué comme un héros dans sa classe d’école. Les lois protégeant les whistle-blowers sont inspirées de cet morale-là, qui a transpiré jusque chez nous.

  4. « L’homme peut s’autoriser à dénoncer l’injustice totale du monde et revendiquer alors une justice totale » (Camus).

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