Lorsque Mario Vargas Llosa (1936), prix Nobel de littérature en 2010 pour « pour sa cartographie des structures du pouvoir et ses images aiguisées de la résistance de l’individu, de sa révolte et de son échec », lut Cent Ans de solitude (Cien años de soledad) publié en 1967 par son confrère romancier, nouvelliste et journaliste colombien Gabriel García Márquez (1927-2014), qui l’avait précédé au palmarès du prix Nobel de littérature en 1982, l’écrivain péruvien, raconte-t-on, jeta le manuscrit du roman qu’il était en train d’écrire à la poubelle et déclara : « Ceci est indépassable. »
Vargas Llosa consacra sa thèse de doctorat de 667 pages à l’Université Complutense de Madrid à son grand aîné et l’intitula García Márquez : lengua y estructura de su obra narrativa (langue et structure de son œuvre narrative). Publiée par la suite en tant qu’essai sous le titre plus suggestif Gabriel García Márquez : historia de un deicidio (histoire d’un déicide), elle est considérée comme l’une des études les plus pertinentes sur l’œuvre de l’écrivain colombien. D’une manière générale, elle réfléchit à ce que doit être un roman, à la façon de retenir l’attention du lecteur tout en décrivant les méandres de la société auxquels l’auteur vise à le confronter. Le rôle du romancier, selon Vargas Llosa, est celui d’un créateur, comme le Dieu de la Genèse, plus lent certes, et consiste à faire surgir la forme du chaos et à interpréter et expliquer le monde, une mission, notons-le en passant, que lui reconnut René Girard (1923-2015) dans son premier livre, publié en 1961, Mensonge romantique et Vérité romanesque.
En quoi, une oeuvre littéraire consiste-t-elle en un déicide (du latin deicīda, l’acte de tuer Dieu ou une divinité) ? En ce qu’en quelque sorte elle transforme le monde que Dieu a créé, imparfaitement peut-être, en une nouvelle réalité. Avec Le rêve du jaguar (Grand Prix du roman de l’Académie française et Prix Femina 2024), Miguel Bonnefoy, qui est né à Paris en 1986 d’une mère diplomate vénézuélienne et d’un père romancier chilien, s’inscrit dans la lignée de ces grands écrivains sud-américains à l’imaginaire fécond dont l’oeuvre forme une chronique réaliste, épique et allégorique de l’Amérique latine des temps modernes, chronique dans laquelle souvenirs d’enfance et histoire familiale s’entremêlent avec la fiction et la légende, ici, par exemple, celle selon laquelle dans toute portée de chats se cache un jaguar.
Antonio Borjas Romero, raconte Miguel Bonnefoy, fut abandonné sur les marches d’une église au troisième jour de sa vie et recueilli par une mendiante d’une quarantaine d’années, la muette Teresa, nommée ainsi parce qu’elle avait des difficultés à s’exprimer, laquelle commença par voler à l’enfant un objet brillant glissé dans son lange et finit par s’en occuper quand elle s’aperçut qu’il suscitait la générosité des passants qui les croyaient ensemble. Antonio hérita de son prénom de ce que l’église où il fut trouvé était placée sous le patronage de saint Antoine, saint miraculeux des pauvres et des malades ainsi que des marins, des naufragés et des prisonniers, des aspects qui marqueront la vie du héros principal du récit et celles des personnages qui l’entoureront tout au long.
Il grandit sur les berges du lac de Maracaibo, une ville du Venezuela et la capitale de l’État de Zulia, dans un endroit si dangereux, continue le récit, qu’on l’appelait « Pela el Ojo » (« Ouvre l’œil ») et avec la conviction qu’un jour il serait un homme et n’aurait plus peur. Homme, il devint au Majestic, un bordel où il servit d’homme à tout faire et où il croisa son père, qui le reconnut grâce à la machine à rouler les cigarettes qu’il lui avait placée dans le lange avant de l’abandonner et lui remit une lettre adressée à un certain don Victor Emiro Montero, ainsi qu’une certaine somme d’argent, priant son frère, avocat de profession et l’oncle d’Antonio, de veiller sur lui et de l’envoyer à l’école. C’est là qu’il rencontra la femme de sa vie, Ana Maria Rodriguez, qui, lorsqu’il lui demanda ce qu’il fallait faire pour se marier avec elle, lui répondit qu’elle ne se marierait qu’avec l’homme qui lui narrerait la plus belle histoire d’amour.
Au lecteur de découvrir l’astuce dont Antonio usa pour séduire sa future épouse. C’est l’une de clefs du roman et, même si Antonio et Ana Maria devinrent l’un et l’autre médecins, le point de départ d’une réflexion de Miguel Bonnefoy sur ce que doit être un roman, sur l’art d’être un écrivain, sur cette façon de retenir l’attention du lecteur dont Mario Vargas Llosa fit l’objet de sa thèse de doctorat (qui obtint la mention d’excellence cum laude) sur Gabriel García Márquez. (Le coup de poing au visage que Vargas Llosa asséna à García Márquez en 1976 au Palacio de Bellas Artes de Mexico mit fin à leur amitié. Aucun des deux n’a jamais dévoilé la raison de leur querelle.) Toujours est-il, pour en revenir au roman de Miguel Bonnefoy, qu’Antonio et Ana Maria trouvèrent le temps, malgré leur travail accaparant et une vie hérissée de révolutions et de contre-révolutions, d’avoir une fille, prénommée Venezuela, car ce roman d’amour l’est aussi d’un pays.
Leur fille finit toutefois par s’exiler à Paris où elle devint diplomate et épousa un réfugié chilien victime de la dictature de Pinochet. Toute coïncidence autobiographique est assumée. En effet, de cette union naquit Cristóbal, version hispanique du prénom grec Χριστοφόρος (Christophóros), « celui qui porte le Christ », allusion christique peut-être à la vocation du futur déicide, puisque Cristóbal, lui aussi, veut devenir écrivain. Il part au Venezuela chez sa grand-mère qui le voyant peiner enfermé dans sa chambre à engendrer quoi que ce soit lui donne ce conseil avant de mourir : « Si tu veux devenir écrivain, parle avec ceux qui ne le sont pas. »
« Cristóbal prit un stylo et se mit à écrire. Il fallait remonter jusqu’à cette matinée où, au troisième jour de sa vie, Antonio Borjas Romero fut abandonné sur les marches d’une église dans une rue qui aujourd’hui porte son nom. »
Le rêve du jaguar, Miguel Bonnefoy, 304 pages, Rivages.
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