Palingénésie entame avec la recension du dernier livre d’Alain Eraly, ingénieur en gestion, docteur en sciences sociales et docteur en économie appliquée, professeur à l’Université libre de Bruxelles (où il enseigne la sociologie, la communication et la gestion), et membre de l’Académie royale de Belgique, une série d’articles consacrés à quelques éminents esprits belges contemporains.
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Une démocratie sans autorité ? s’interroge Alain Eraly. Le mal vient-il d’en haut, le bien vient-il d’en bas ? La crise de l’autorité qui mine les sociétés occidentales amène à déceler de la violence dans les institutions, de l’aliénation dans le moindre contrôle social, de l’humiliation dans toute hiérarchie et elle incite même les acteurs de la démocratie à reprendre à leur compte le discours anti-système et à faire montre de mansuétude quand un délit ou un crime est commis comme acte de résistance.
Le déclin de l’autorité se produit dans l’espace public et dans le domaine privé au même moment où, paradoxalement, ceux qui sont investis de l’autorité sont censés endosser des responsabilités de plus en plus importantes.
Alain Eraly attribue ce phénomène à l’effacement de toute transcendance, de la capacité du langage d’exprimer un savoir, un devoir, un vouloir et un pouvoir qui soient irréductibles aux individus et dont le juge, le maître, le prêtre entre autres assuraient l’intermédiation et la transmission. Désobéir, c’est refuser l’ordre établi.
Ce reflux de la transcendance ne correspond pas uniquement à celui du religieux, mais aussi à celui de l’imaginaire qui s’impose à une communauté d’individus et qui leur est extérieur et supérieur. Des concepts tels que la Raison, la Cité, la Nation, le Prolétariat ou la Révolution, dépassent les intérêts particuliers et instaurent une transcendance du collectif qui est source d’autorité au nom d’une forme de puissance, laquelle n’est plus divine, certes, mais reste invisible.
Disjonction entre l’individu et le collectif
C’est ce monde-là, constate Alain Eraly, qui s’est affaissé pendant la seconde moitié du XXe siècle, avec l’expansion du capitalisme, le consumérisme, la promotion des droits de l’homme, des valeurs d’égalité et d’une forme radicale d’individualisme, de « disjonction tendancielle entre l’individu et le collectif ». « La perspective de nous sacrifier pour une cause supérieure nous est devenue insolite. »
L’ironie n’est-elle pas que s’adonner à la consécration de sa personne et aux rapports interpersonnels implique l’existence d’un système de domination (étatique, administrative, économique) en guise de garantie d’autonomie et du droit en guise de ressource à mobiliser en vue de se ménager des options et d’asseoir sa stratégie d’existence ? Pensons à l’institution du mariage qui s’est transformée en une aventure optionnelle à deux au gré des efforts sur soi, des interdépendances et des contingences.
Une société, explique Alain Eraly, est un ensemble d’individus qui se reconnaissent mutuellement à travers l’imaginaire de leur communauté – « non pas moi, toi et lui, mais nous ». Je suis semblable aux autres membres de la communauté par-delà l’infinité de nos différences, dans une unité d’espace et de temps qui la fonde, et tous nous sommes différents de ceux qui n’en font pas partie.
C’est de la singularité, du refus d’appartenance et des contraintes qu’elle suppose, de la réduction de l’horizon temporel et de la délocalisation de l’existence, de la fragmentation de ce monde commun, que vient l’affaiblissement de l’imaginaire commun et, partant, de l’autorité dans la société. Que l’on songe à l’actualité, à la destruction de statues comme exemple de réduction de la ligne du temps à l’instant présent et au télétravail comme exemple de dislocation de la communauté qu’est une entreprise.
Foisonnement de bulles culturelles et cognitives
Pendant que, sous l’effet des médias et des technologies de l’information et de la communication, les bulles culturelles et cognitives foisonnent et amplifient la différentiation sociale, que les sociétés deviennent plurielles et multiculturelles, sujettes aux confusions de valeurs et de préférences, que le principe d’autodétermination qui est à la base de la souveraineté du peuple dans une démocratie se propage dans tous les secteurs de la société, l’Etat voit sa présence s’étendre dans toutes les sphères de la vie, de la naissance à la mort, et les attentes et les critiques à son égard se multiplier.
Or, l’extension considérable du rôle de l’Etat contribue à son inefficacité grandissante, à sa perte de légitimité et au déclin de l’autorité d’une manière générale, même si, d’une part, attentes et critiques à son égard procèdent d’un déni de la réalité économique à laquelle l’Etat-providence est adossé, et, d’autre part, les Etats-nations ont cédé une part de leur souveraineté, sans compter que les dirigeants politiques résistent mal aux avantages et privilèges des fonctions qu’ils occupent et qu’ils s’ingénient à se défausser de leurs responsabilités et à se justifier, leurs discours perdant d’autant en cohérence et en lisibilité. La gestion de la pandémie de Covid-19 en a fourni un nouvel exemple. Ne doutons pas que la gestion de l’après-crise en fournisse d’autres…
Emergence d’un individualisme radical, égoïste
L’émergence d’un individualisme radical, subjectif, égoïste, consiste, selon Alain Eraly, en une autre évolution fondamentale de la société. Famille et école sont façonnées par cette évolution qui substitue au devoir l’épanouissement personnel et un besoin de reconnaissance, lequel se manifeste dans l’usage détourné que l’on fait des valeurs et des émotions (compassion, indignation) afin de se faire valoir et de récolter plus de likes sur les réseaux sociaux. Les récits victimaires dont l’actualité abonde en sont autant d’exemples.
Ces récits rongent eux aussi l’autorité et présentent d’autres inconvénients. Ils dispensent de penser, la victime au centre d’une bulle émotionnelle permettant d’effectuer une distinction aisée entre les responsables et ceux qui ne le sont pas, et ils saturent l’agenda des dirigeants politiques qui, faute de réagir, s’exposeraient à être taxés d’arrogance et de mépris. Il en va de même pour tout ce qui touche aux obsessions égalitaires. Réflexion, rationalité, débat – pour autant qu’il y en ait un – s’éclipsent.
« Plus nous sommes sollicités, écrit Alain Eraly, plus nous avons tendance à chercher refuge dans des narrations simples qui donnent sens, tout ensemble, au chaos du monde et au chaos de notre esprit. »
Rôle des médias dans la déliquescence de la société
L’on ne peut s’empêcher de s’extraire de cet ouvrage – difficilement, car son analyse est structurée et fouillée et elle s’articule dans un langage limpide – sans déplorer le rôle des médias conventionnels dans la dégénérescence de la société contemporaine. Leur rôle ne fait pas l’objet du livre, mais comment l’ignorerait-on dans l’exacerbation de la souffrance et de l’indignation, la mobilisation de l’attention par un déversement continu d’informations au caractère sélectif, la dramatisation par les chiffres, le montage en épingle de propos cités hors de leur contexte, la surenchère victimaire ?
Ici aussi l’actualité fournit un exemple récent : le filmage par une équipe de la télévision publique belge francophone de la destruction programmée de nuit d’une statue et l’interview subséquente des auteurs de cet acte de vandalisme ! Une telle connivence est-elle conforme à la mission d’un organe de « service public » ?
Si l’enjeu à ce stade-ci de la modernité démocratique est de reconquérir la présence à soi et à l’autre, les médias conventionnels ne devraient-ils pas commencer par se réformer en renonçant à leurs biais idéologiques et en cultivant la pluralité des informations et des opinions plutôt que de chercher à museler ceux qui en propagent d’autres ?
Une démocratie sans autorité ?, Alain Eraly, 256 pages, Editions Erès.
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Palingénésie rassemble et analyse les idées d’esprits brillants qui défient les narrations habituelles et qui inspirent la réflexion et le débat.
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De la démocratie et des médias, il est aussi question dans On vous trompe énormément – L’écologie politique est une mystification que Palingénésie a publié en avril 2020. Commandez le livre en version papier ou au format kindle sur Amazon.fr en suivant ce lien.
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