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Les épistémologies du point de vue

Les épistémologies du point de vue Posted on 24 juin 20231 Comment

Epistémologie (du grec ancien ἐπιστήμη, « connaissance vraie, science », et λόγος, « discours ») : théorie de la connaissance. Le biologiste, psychologue, logicien et épistémologue suisse Jean Piaget (1896-1980) en parlait comme d’« une étude de la constitution des connaissances valables » ; le dictionnaire Le Robert, comme d’« une étude critique des sciences, destinée à déterminer leur origine logique, leur valeur et leur portée ».

Les théoriciennes du genre, à la suite de Catharine MacKinnon et de Donna Haraway entre autres, balaient toute « tyrannie de l’objectivité », ce « point de vue de nulle part », « une illusion, un truc divin ». Elles instaurent une épistémologie du point de vue. C’est, selon Sandra Harding, citée par le Pr Jean-François Braunstein dans sa contribution aux actes du colloque sur la déconstruction à la Sorbonne, « en affirmant sa « subjectivité«  que l’on parviendrait, par une inversion remarquable du sens des mots, à une « objectivité forte«  ». La science objective et universelle ne serait donc qu’une science culturelle, occidentale qu’il importe de déconstruire, voire de décoloniser. CQFD.

Kamikaze culture

Bienvenue au royaume de l’hyper-performativité qui permet de transformer le réel sans limite, une déconstruction de la linguistique contre laquelle la spécialiste des sciences du langage à l’université Sorbonne Nouvelle Yana Grinshpun, qui a publié en 2023 un ouvrage sur La Fabrique des discours propagandistes contemporains, s’insurge : « Personne, écrit-elle, ne peut imposer aux usagers une utilisation de la langue qui ne correspond à aucune réalité. » Plus étonnant encore, relève Raphaël Doan, est que l’on s’en prenne aussi à un domaine qui paraissait devoir rester à l’abri de la vindicte de la déconstruction, les lettres classiques et l’histoire de l’Antiquité. « J’espère que la matière va mourir, et le plus tôt possible », affirma un professeur américain de « classics ». A ce stade, ironise Doan, il n’y a plus lieu de parler de « cancel culture » mais de « kamikaze culture ». C’est que l’esprit classique tend à l’universel – à l’opposé du wokisme. A la conviction romaine que rien de ce qui est humain ne m’est étranger, ce dernier substitue le compartimentage.

Une autre différence du wokisme par rapport à ce que l’on a connu par exemple avec le marxisme – qui prétendait lui aussi à l’universel, faut-il le souligner ? – réside précisément dans la prétention du wokisme à incarner un savoir objectif (en parfaite contradiction avec ce qu’il prétend déconstruire) : on est aujourd’hui diplômé en études de genre, on n’était pas diplômé en marxisme, fait remarquer Samuel Fitoussi qui est diplômé de HEC Paris et de Cambridge et fustige les dérives du wokisme sur son blog La Gazette de l’étudiant auquel ceux qui estiment qu’ils incarnent le Bien et que les concepts du wokisme constituent un savoir scientifique reprochent son caractère « problématique ». Chez Kant, la liberté d’expression valait comme une fin en soi ; désormais, dans une perspective rousseauiste de corruption de l’homme par la société, elle est associée à une vision conséquentialiste qui tient compte des effets de l’usage de la parole et légitime la suppression des voix dissonantes – avec pour dommage collatéral que la majorité se range derrière les jugements moraux de la minorité intolérante afin d’éviter de s’attirer ses foudres.

Le statut de victime

Dans The Rise of Victimhood Culture, les sociologues Bradley Campbell et Jason Manning étudient les conditions sociologiques de l’émergence de la « culture de la victimisation » qui se distingue de la culture de l’honneur qui prévaut dans les sociétés traditionnelles et de la culture de la dignité qui a prévalu jusqu’à présent dans la modernité. Dans l’une, on se passe de la loi pour régler un différend, au besoin dans le sang, dans l’autre on refuse de s’indigner et on a recours à la loi que pour régler un différend qui le mérite. Pierre Valentin énonce les conclusions des deux sociologues en ces termes : « Si le statut de victime ne conférait aucun avantage, pourquoi tout cela se produirait-il ? Pourquoi quelqu’un se prétendrait-il faussement être une victime s’il n’y avait aucun avantage à le faire ? Le fait qu’ils le fassent démontre que le statut de victime est en réalité une ressource sociale. » Que des personnes occupant des positions enviables dans la société se plaignent en même temps de ce que le système occidental les opprimerait, fait dire à Pierre Valentin qu’ils aspirent à l’impossible : tout à la fois être à la marge et constituer la norme, participer à la contre-culture et à la culture dominante, à la contestation et à la domination.

Ne vous étonnez pas que dans cette configuration des choses l’humour et l’ironie passent mal auprès des wokistes, dit le dessinateur de presse Xavier Gorce, lequel quitta Le Monde de son propre chef après près de 20 ans sur un différend à propos de l’une de ses caricatures : leurs combats sont sacrés. La caricature n’a de place qu’au service du bon combat, lequel ne se situe pas au niveau du vrai et du faux, mais du juste et de l’injuste, du Bien et du Mal. Le wokisme, ne le dira-t-on assez, fait dans la religiosité, il s’affranchit de ce qui constitue le réel – et c’est en cela qu’il constitue le ferment des luttes de la gauche post-moderne. La multiplication des écrans y pourvoit : tout à la fois elle étend la vision et elle fait précisément écran. Ce n’est plus le monde que l’on aperçoit mais une image du monde au travers d’un objectif (autre énantiosème – mot qui signifie une chose et son contraire -, fait observer Gorce) parfaitement subjectif. (A suivre)

Après la déconstruction – L’université au défi des idéologies, ouvrage collectif sous la direction de Emmanuelle Hénin, Xavier-Laurent Salvador, Pierre-Henri Tavoillot, 528 pages, Odile Jacob.

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(Cet article a paru dans l’hebdo satirique PAN n° 4092 du mercredi 14 juin 2023.)

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1 commentaire

  1. Merci pour ce texte instructif…. et j’oserais parler en faveur de la « culture de la dignité », dignité que – dans la « kamikaze culture » actuelle – défend si bien Kakou Ernest Tigori avec son dernier livre « Haine du Blanc et monde Noir ». Ce livre est vraiment à lire par tous ceux qui en ont assez de ce wokisme destructeur de notre civilisation!

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