Une recension de 1000 mots et 7000 caractères ne pourrait suffire à extraire la substantifique moelle d’un recueil de près de 900 pages d’un témoin privilégié des relations internationales tel que l’ancien ministre français des Affaires étrangères (sous le Président Chirac et le Premier ministre Jospin) et compagnon de route de François Mitterrand, Hubert Védrine. En voici une seconde partie.
Cette partie s’attache à quelques aspects particuliers d’Une vision du monde, sa somme qui couvre les quatre dernières décennies, fatidiques, de l’histoire française, européenne et mondiale et jette un éclairage révélateur sur les pensées prégnantes dans les hautes sphères politiques de la France, de l’Europe et du monde pendant cette période, « les tic-tac d’un monde chaotique » (suivant le titre sous lequel Hubert Védrine reproduit l’ouverture de son essai Comptes à rebours publié chez Fayard en 2018). Le spicilège qui suit n’est pas dénué d’une exégèse personnelle de la part de l’auteur de cet article.
Les grands hommes
Dès sa préface biographique d’Une vision du monde, Hubert Védrine fait valoir le rôle qu’y tiennent les « grands hommes », en particulier dans les inflexions de l’histoire, sans pour autant balayer les apports de l’Ecole des Annales, ni les courants profonds, la longue durée, les structures, le prix du blé, etc., et nonobstant le fait que leur rôle va s’amenuisant sur, précisément, la durée. Qui le nierait sur base de la liste qu’il en soumet, sur laquelle figurent notamment Jules César, Richelieu, Mazarin, Talleyrand, Metternich, Bismarck, Clemenceau, Roosevelt, Truman, Churchill, de Gaulle, Staline et Hitler (la monstruosité des deux derniers justifiant que l’on ajoute des guillemets à l’expression) ?
Les leaders comptent quand ils ne se contentent pas d’être des followers et ils peuvent bouleverser la donne. Pour en convaincre, Hubert Védrine s’interroge de manière rhétorique sur ce qui se serait passé si Hitler avait gagné, Gorbatchev avait employé la force pour assurer la mainmise de l’URSS sur l’Europe de l’Est ou Deng Xiaoping n’était pas venu à bout de la Bande des Quatre en 1979 ?
Une idée de la France
Hubert Védrine range, qui s’en étonnerait, François Mitterrand parmi les personnalités marquantes de l’époque sous revue dans son recueil. Il parle d’un syncrétisme gaullo-mitterrandiste, une formule dont il reconnaît volontiers l’apparence d’oxymore et qui suscitera un vif déplaisir de part et d’autre de l’échiquier politique français, mais par laquelle il veut souligner la continuité dans la singularité de la politique étrangère de la Ve République, y compris sous la présidence de Chirac, pas au-delà.
Il fait l’éloge de la personnalité complexe de François Mitterrand, qui selon lui le préserva d’adhérer à une vision schématique et binaire des événements et lui permit de faire le lien entre le présent et l’histoire. Sans doute, ne dit-il pas et ajouterions-nous, cette dernière portera-t-elle un jugement plus positif sur sa présidence que nombre de ses contemporains. Son caractère florentin, à pactiser avec la parti communiste pour se faire porter au pouvoir et à instituer par la suite un scrutin proportionnel de nature à affaiblir la droite républicaine et à favoriser l’extrême droite pour sauver sa majorité parlementaire, disposait plus à exceller sur la scène internationale qu’à rassembler ses compatriotes autour de sa personne.
Les comptes à rebours
Le thème de l’écologisation fait l’objet de l’une des cinq parties d’Une vision du monde. C’est dire si Hubert Védrine s’y intéresse. Il écrit savoir gré à l’ancien président de la République de s’être rendu en personne au Sommet de la Terre à Rio en 1992. Ce n’est pas de « sauver la planète », mais de « sauver la vie sur la planète » qu’il est question car, à son estime, la généralisation à dix milliards d’habitants (à l’horizon 2050) du mode de vie occidental actuel condamnerait l’Homme à l’extinction à quelques générations d’ici.
Jacques Chirac lui avait rapporté que Deng Xiaoping lui fit observer en 1975 que la « Sibérie était vide », mais cela ne semble pas avoir rassuré Hubert Védrine. Il évoque le défi démographique, l’urgence écologique et le choc numérique comme autant de comptes à rebours et de chocs assurés.
Le dépôt légal du recueil datant de février 2022, sa composition avait de toute évidence été bouclée avant qu’un autre compte à rebours n’arrive à son terme et que débute l’action, à savoir l’invasion de l’Ukraine. Hubert Védrine considère que la Russie s’est certes comportée de façon détestable en Ukraine, en Géorgie, en Syrie, en Europe, et face à l’OTAN dont elle juge l’extension provocatrice, et a démontré son pouvoir de nuisance, mais aussi qu’elle a été traitée de façon inintelligente depuis le démembrement de l’URSS.
Où va-t-elle ? Pouvons-nous l’influencer ? Ces questions restent d’actualité. Le temps pour l’Europe d’envisager un partenariat culturel, économique, énergétique, de sécurité avec la Russie est révolu, a fortiori si cela supposait de s’affranchir des Etats-Unis dont Hubert Védrine prédisait déjà en 2018 dans son essai Comptes à rebours qu’ils étaient réengagés dans une escalade.
La mondialisation
Parler aujourd’hui d’une mondialisation heureuse, win win, s’apparenterait à de la provocation. Elle a pris l’Europe à contre-pied car celle-ci s’était installée dans la chimère d’un monde post-historique et post-tragique et se trouve désormais confrontée à ce que Chirac appelait un « choc d’incultures » et Védrine, « l’illusoire espérance de Bisounours dans un monde plus proche de Jurassic Park ».
Portée par l’hyperpuissance américaine à un moment où l’on a pu croire à la fin de l’Histoire, la globalisation s’est toutefois accompagnée d’une extraterritorialité du droit américain et d’un pouvoir exorbitant de sanction et de chantage des autorités américaines et, plus étonnant encore, le libre-échange a débouché sur une guerre commerciale de leur part.
Il ne saurait donc être question d’une communauté internationale, ni de gouvernance mondiale, à l’heure où les Occidentaux ont perdu le monopole de la puissance et le monde se désoccidentalise. Le monde est devenu une foire d’empoigne sur fond de redistribution de puissance, d’affrontements, de croissance démographique, de besoins alimentaires, énergétiques et en matières premières en hausse. Les peuples du monde ne croient pas tous aux mêmes choses, ne partagent pas les mêmes peurs ni les mêmes espérances.
A défaut de s’en aviser d’urgence et de se départir de son ir-realpolitik (l’expression est d’Hubert Védrine), l’Europe, engoncée dans un paradigme qui date de 1945, finira par tenir le rôle « d’idiot du village global ».
Une vision du monde, Hubert Védrine, 864 pages, Bouquins La Collection. (Pour la première partie de la recension, suivez le lien.)
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(Cet article a été publié dans l’hebdomadaire satirique PAN n° 4041 du mercredi 22 juin 2022.)
MERCI pour ce texte réaliste, intéressant!