Après un sociologue (Alain Eraly, Une démocratie sans autorité, 5 juillet 2020) et un économiste (Bruno Colmant, Hypercapitalisme – Le coup d’éclat permanent, 8 août 2020), c’est un historien, Hervé Hasquin, ancien recteur et président du Conseil d’administration de l’ULB et Secrétaire perpétuel de l’Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, qui fait l’objet de cette troisième présentation de quelques éminents esprits belges de notre temps, sur un sujet qui reste d’une brûlante actualité bien que le livre dans lequel il l’évoque, Déconstruire la Belgique ?, publié par l’Académie royale de Belgique, date de 2014.
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« La Belgique existe depuis 1830, mais a-t-elle jamais donné corps à une nation ? » s’interroge Hervé Hasquin dans l’avant-propos de ce petit essai. Il répond d’emblée : au XIXe siècle, peut-être, par le fait d’une classe moyenne dont la langue maternelle, de culture ou d’ascension sociale était le français. Mais, une chose est d’après lui certaine, le nationalisme flamand est né très tôt et n’a cessé d’exister.
Déjà lors de la parution de son opus en 2014, Hervé Hasquin estimait que le confédéralisme était en marche. Voilà qui expliquerait que la Belgique puisse fonctionner sans gouvernement fédéral pendant aussi longtemps. Quoi qu’il en soit, la loi du 8 novembre 1962 a figé la frontière linguistique. L’origine de ladite frontière ne date pas d’hier, elle remonte à environ quinze siècles.
C’est la conquête française qui, pour la première fois de leur histoire, amalgama, en 1794, les neuf « départements belgiques », rattachés à la République puis à l’Empire jusqu’à ce qu’après Waterloo, ils furent réunis à la Hollande en 1815. L’historiographie belge du XIXe siècle feint d’ignorer les divergences linguistiques, prétend que Flamands et Wallons sont d’origine germanique et reflète un profond sentiment anti-Français surtout après l’avènement de Louis-Napoléon Bonaparte (1851-1870).
La France était alors perçue comme une menace, et pas seulement par les Flamands (Palingénésie y fit allusion dans son article du 29 juin 2020 sur Léopold II). L’historien Léon Vanderkindere, professeur à l’ULB, député libéral et bourgmestre d’Uccle, par exemple, n’avait que du mépris pour ces « Belges qui ne se nourrissent que d’idées françaises » et il se réjouit en 1870 de ce que l’Allemagne eut prévalu sur la France.
Henri Pirenne et le rêve belge
Arriva Henri Pirenne, l’historien d’origine verviétoise, professeur à l’Université de Gand, auquel Hervé Hasquin rend hommage comme ayant été le plus grand historien que la Belgique ait connu. On lui doit une conception globalisante et inédite de l’histoire, intégrant des aspects économiques, sociaux et démographiques, et une Histoire de Belgique dont la thèse première était que la Belgique n’était pas une nation artificielle. Belges, ayez confiance ! Vous n’êtes pas un accident de l’histoire.
Henri Pirenne entendait démontrer que les origines du peuple belge remontaient à plusieurs siècles et il voyait dans la Flandre, terre de liberté et de prospérité, bilingue de surcroît, un modèle pour la Belgique. Il faut savoir qu’à la charnière du XIXe et du XXe siècle, le pays faisait figure de troisième puissance industrielle et économique au monde (derrière les Etats-Unis et l’Angleterre, mais devant la France et loin devant l’Allemagne). A la notion de l’unité de race comme fondement de la nation, Henri Pirenne substitua celle de communauté d’intérêt (culturel, économique…).
Il n’en fallut pas moins attendre 1890 pour que l’on s’accordât sur le 21 juillet, le jour de l’inauguration du règne de Léopold Ier en 1831, comme jour de la Fête nationale belge.
C’était avant 1914. Survint la Première Guerre mondiale. La Flamenpolitik de l’occupant, qu’Hervé Hasquin qualifie d’une « habilité démoniaque » (avec la flamandisation de l’Université de Gand, la scission administrative du pays et la création d’un Raad van Vlaanderen), et le Frontbeweging né dans les tranchées de l’Yser en réaction à l’attitude arrogante des officiers unilingues francophones à l’égard des soldats flamands ne manquèrent pas d’imprégner les mentalités.
A partir de 1935, relève Hervé Hasquin, c’est la langue qui en Flandre définit le sentiment national. La Seconde Guerre mondiale et l’après-guerre, notamment le Congrès wallon qui réclama en 1945 en un premier temps le rattachement à la France, puis le fédéralisme, renforcèrent le clivage entre le Nord et le Sud du pays. La grève de 1960-1961 qui paralysa la Wallonie et toucha à peine la Flandre et l’affaire du Walen buiten à Louvain entérinèrent les divergences de mentalités et de perspectives.
La fin de la Belgique unitaire
Les tensions aboutirent à la déclaration faite par le Premier ministre Gaston Eyskens, le 18 février 1970, aux Chambres du Parlement belge, selon laquelle l’État unitaire, tel que les lois le régissaient encore dans ses structures et dans son fonctionnement, était dépassé par les faits.
Il y eut, certes, des voix discordantes dans la presse et l’opinion, parmi les intellectuels, notamment celle de Georges Goriely, un sociologue et politologue, socialiste, de l’Université libre de Bruxelles, qui, persuadé de l’existence de traits communs composant la mentalité belge, tels que le goût de la liberté et de l’indépendance, le bon sens, l’application au travail, dénonça l’ethnocentrisme présidant au démembrement de l’État et y vit un nationalisme de soumission totale à un Etat conçu comme expression de l’âme profonde du peuple, réduite à sa langue.
Rien n’y fit, que du contraire. Le 3 mars 1999, le Parlement flamand vota, à l’unanimité des partis démocratiques qui y étaient représentés (à l’exception du parti socialiste pour l’une d’entre elles), cinq résolutions visant à démanteler l’État unitaire et à instaurer, sans le nommer, le confédéralisme. « Les réformes de l’État qui se sont succédées depuis 1999 n’ont été que la mise en œuvre de ce plan, par étapes, constate Hervé Hasquin dans son essai, et le voyage n’est pas encore terminé. »
C’était, en effet, avant même que n’existât la N-VA (Nieuw-Vlaamse Alliantie) de Bart De Wever, dont Hervé Hasquin dit, au Grand Oral RTBF/Le Soir du samedi 16 mars 2019 sur La Première, qu’il était le penseur le plus brillant du paysage politique actuel.
La « nation » flamande, une réalité
La « nation » flamande est une réalité, une « nation » francophone, une illusion, car, d’un point de vue sociologique, Bruxelles (où vivent 90 % de francophones) et la Wallonie ont évolué de manière dissemblable et les liens entre elles sont ténus. Mais, que l’on ne s’y trompe, comme en a argué un professeur émérite de sociologie de l’Université de Liège, Michel De Coster, qui regrettait le déficit culturel de la Wallonie, le destin de cette dernière n’est pas d’être rattachée à une France jugée d’un « chauvinisme indécrottable » et d’une « arrogance insondable ». Reste Bruxelles.
« Tournons la page, conseille Hervé Hasquin. La Belgique est un exemple parmi tant d’autres d’État centralisé bâti sur le modèle de l’État jacobin dont l’humanisme abstrait, hérité des Lumières, était la colonne vertébrale. […] Cet Etat-là a montré ses limites. » Il rappelle cette distinction que l’on doit à un professeur de droit de l’Université de Namur, Xavier Dijon : « L’État est une figure de la raison ; la Nation relève du coeur. ».
« L’important ce n’est pas uniquement ce que les gens sont mais bien ce qu’ils veulent », écrit Hervé Hasquin qui conclut son Déconstruire la Belgique ? par ce message : « C’est la politique du Lego, et non l’adoration d’une icône, qui a permis et permettra à la Belgique de survivre. » Des esprits facétieux ajouteront que l’ouverture d’un parc d’attractions Legoland sur l’ancien site de Caterpillar à Charleroi ne pourrait mieux tomber.
Déconstruire la Belgique ? Pour lui assurer un avenir ?, Hervé Hasquin, 138 pages, Académie royale de Belgique.
(Cet article a paru initialement dans l’hebdomadaire satirique PAN n° 3950 du 25 septembre 2020.)
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