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« L’Envie » : Histoire d’un mal psychique et social (Helmut Schoeck)

« L’Envie » : Histoire d’un mal psychique et social (Helmut Schoeck) Posted on 12 septembre 20201 Comment

Elle est l’un des plus grands régulateurs des rapports entre les hommes, affirme le sociologue austro-allemand Helmut Schoeck (1922-1993) dans son introduction à L’Envie, une somme qui analyse ce sentiment de manière exhaustive à travers les époques et sous tous les angles (histoire, littérature, langage, droit, psychologie, théologie…).

Helmut Schoeck traite de l’envie comme d’un phénomène psychique et social « à l’état presque pur » et en fait à ce titre une catégorie constitutive de l’anthropologie. Bien plus que la philosophie sociale et économique ne l’admet, l’envie est implicitement ou explicitement un pivot de la politique – et une source de ravages catastrophiques, car les envieux ne peuvent se détourner de leur passion morbide et donner un sens à leur vie qu’en s’assignant des buts valables à la portée de leurs personnalités et à la mesure de leurs aptitudes.

Cela vaut pour n’importe quel citoyen comme pour les détenteurs du pouvoir : plus on se départit de l’envie, plus on progresse, tant c’est à lui-même que l’envieux cause le plus grand tort. L’envie est une passion qui ronge l’âme, suscitant le déplaisir de celui qui l’éprouve à la vue de la prospérité d’autrui et un désir de l’annihiler.

Un facteur décisif de l’envie est, selon Helmut Schoeck, la conviction irrationnelle de l’envieux que la prospérité d’autrui est la cause de ce dont il aurait été privé et, refusant d’admettre qu’il ne dispose pas des qualités de celui qui a réussi, l’envieux préfère que personne ne possède rien, sans qu’il n’en tire donc lui-même le moindre avantage.

L’égalitarisme, une utopie d’Occidental

Aucune éthique, aucune religion, aucune sagesse populaire, aucune fable, aucune règle de conduite d’un peuple primitif n’ont élevé l’envie au rang de vertu, relève Helmut Schoeck, car l’envieux est un facteur de désordre, et il n’a jamais existé nulle part un peuple, même primitif, exempt d’envie et ignorant la propriété privée. L’égalitarisme est une de ces idées d’Occidentaux en mal d’utopies dans le domaine social et c’est une aberration du marxisme, par exemple, de ne pas avoir intégré dans sa doctrine les différences de situations entre les hommes.

L’on doit à l’éthique chrétienne d’avoir stimulé dans tout l’Occident le génie individuel de l’Homme et l’épanouissement de soi en circonscrivant l’envie (que l’on se réfère notamment à Matthieu dans le Nouveau Testament) et c’est par une perversion de son message original que cette éthique a débouché sur un moralisme ascétique qui bannit toute forme de joie et donne mauvaise conscience. C’est cette doctrine dénaturée qui, sécularisée, s’est transposée dans les idéologies égalitaristes.

Une psychothérapie de l’envie consisterait dans un régime démocratique à la remplacer par un esprit de saine émulation dans un cadre juridiquement neutre et à susciter la mobilité sociale, chacun étant libre de faire quelque chose de sa personne et de sa vie, à la seule condition de le vouloir, en prenant le cas échéant exemple sur ceux qui ont réussi.

Socialisme et nihilisme

Se contenter de dépouiller les beati possidentes n’apporte rien à personne et cela ne résout rien. A terme, il ne restera plus personne à dépouiller, tous les citoyens auront été ramenés au niveau le plus bas. C’est la critique qu’adresse Helmut Schoeck au socialisme qui a fait de l’envie, une passion qui n’a rien de constructif – au contraire, elle est destructrice et ne produira jamais aucune valeur –, son principe de redistribution et de transfert des richesses.

Il y a dans le socialisme un renversement de l’impératif catégorique de Kant : « Envie de telle sorte qu’à tout moment la maxime qui inspire tes désirs puisse servir en même temps de base à une législation valable pour tous ! » Nietzsche avait bien vu ce rôle de l’envie dans l’organisation de la société humaine et avait prédit qu’au XXe siècle les envieux mus par le ressentiment parviendraient à faire croire aux gens qu’il est honteux d’être heureux.

Dans Aurore, Nietzsche évoque cet homme qui, ne réussissant pas dans ce qu’il a entrepris, s’écrie : « Que l’univers entier s’écroule donc ! » C’est là le summum de l’envie et du nihilisme : « Puisque je ne puis pas avoir une chose, que le monde entier n’ait rien, que le monde entier ne soit plus rien ! » Dans sa Généalogie de la morale, il émet l’idée qu’aucune société ne peut faire régner une certaine harmonie sociale si elle ne crée pas des images positives qui renvoient celui qui se croit désavantagé à lui-même.

Détruire l’ordre social existant

Helmut Schoeck dénonce l’irresponsabilité des « meneurs à courte vue » qui font usage de l’envie pour faire miroiter un bonheur tout proche, entraîner à l’action et détruire l’ordre social existant sans pouvoir y substituer un autre qui soit meilleur. Une révolution sociale ne change rien à la nature humaine, ni à l’homme en général, écrit-il en substance, elle ne crée que de nouveaux privilégiés.

L’efficacité d’un discours politique qui se sert de l’envie provient de ce qu’il suffit pour satisfaire les envieux, sans qu’il ne soit nécessaire de leur offrir quelque chose en échange, de leur promettre de dépouiller « les autres » des biens qu’ils possèdent. C’est cette nature négative de l’envie qui permet au premier incapable venu de se faire élire. Il ne faut pas être un génie pour accaparer ou défaire.

L’aspect tragique de la pensée socialiste réside, d’après Helmut Schoeck, dans son projet de fonder un système d’économie politique et d’établir un programme de mesures coercitives sur une chimère, à savoir celle de fonder, en se servant de l’envie, une société libérée de toute envie. C’est, juge-t-il, une tâche impossible aux yeux de l’anthropologue et insensée du point de vue du sociologue…

Et, comment ne pas soupçonner les détracteurs des sociétés d’abondance occidentales d’être animés par les mêmes sentiments archaïques ?

L’Envie fut loué par l’épistémologue Karl Popper comme un ouvrage essentiel. Il fut publié en allemand en 1966 et traduit dans le monde entier. Mais, ce ne fut curieusement qu’en 1995 qu’il parut en français, aux Editions Les Belles Lettres, lesquelles ont récemment réédité ce livre qui se lit comme un roman, dans un format moderne et agréable.

L’Envie : Une histoire du mal, Helmut Schoeck, 600 pages, Editions Les Belles Lettres.

(Cet article a initialement paru dans l’hebdomadaire satirique belge PAN numéro 3948 du 11 septembre 2020.)

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1 commentaire

  1. Je trouve le titre mal choisi !

    Avoir envie et être envieux sont deux choses différentes et ne doivent pas être accolées même si la semantique les associent .

    L’ envie est nécessaire à la vie et au bonheur , c’ est un moteur et de ailleurs quand vous avez des personnes très âgées en fin de vie , la chose qu’ elles expriment est : je n’ ai plus envie de vivre , plus rien ne m’ intéresse , que la vie cesse donc et que la mort vienne me prendre .

    Être envieux est plutôt assimilable à un égoïsme : moi sinon rien ! L’ envieux a bien entendu envie mais une envie malsaine , faite au détriment des autres . C’ est donc une pathologie et j’ espère que tout le monde n’ est pas malade et qu’ il y a beaucoup de gens qui ont envie sans souhaiter la ou les réaliser aux dépends de leurs contemporains .

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