Ayant invité l’autre jour à déjeuner un ami qui fut éduqué dans la croyance chrétienne et avait suivi la filière de l’enseignement libre, bien qu’il se soit écarté de l’Eglise et se dise désormais agnostique, je me suis aperçu combien la personnalité d’André Léonard restait controversée même au sein de sa famille confessionnelle. C’est pourquoi je n’ai pas indiqué son nom dans le titre de cet article à côté de celui de son dernier ouvrage, de peur que vous n’entamiez même pas la lecture de cet article.
André Léonard est philosophe avant que de n’être théologien. Nos deux seules rencontres datent de 1976, l’année de sa promotion en tant que professeur ordinaire de philosophie à l’Institut supérieur de philosophie de l’Université catholique de Louvain. Ma thèse selon laquelle, pour résumer, la métaphysique n’avait d’autre valeur sur le plan de la connaissance que l’inconscient dans la théorie de Freud avait déplu à son prédécesseur à la chaire de métaphysique, lequel, à défaut de me faire changer de point de vue, m’avait collé une cote d’exclusion empêchant ses collègues de délibérer en ma faveur et de m’accorder le diplôme de fin d’études de philosophie.
Le titulaire de la chaire ayant entretemps fait valoir ses droits à l’éméritat, ce fut un jeune prêtre qui m’accueillit en session de rattrapage. Il me demanda au vu de mes résultats dans les autres matières comment il se faisait que l’examen de métaphysique s’était aussi mal passé et me pria de lui répéter par le détail ma thèse fumeuse sur Freud et la métaphysique, au terme de quoi il s’enquit de savoir si j’avais changé d’avis et, à ma réponse (non ! N’eût-il pas été inconvenant de me déjuger ?), déclara l’examen terminé et me congédia.
A la proclamation, le jeune professeur, spécialiste de la logique de Hegel, qui m’avait attribué sur 20 dix points de plus que son prédécesseur, m’invita à poursuivre ce parcours philosophique qu’il me prédit brillant. Ce fut ma seconde rencontre avec André Léonard dont je crus percevoir une certaine déception lorsque je lui annonçai que, malgré mon jeune âge, père de deux enfants déjà, il me fallait envisager autre chose que des piges à la rédaction sportive de La Libre Belgique pour les sustenter. Mes licences de droit et de sciences économiques y pourvurent mieux que la pratique philosophique ne l’eût permis.
Liberté et responsabilité
Et le bonheur dans tout ça ? Déjà la vie m’avait à ce sujet appris cette leçon, à savoir que liberté et responsabilité sont l’avers et le revers d’une même médaille. André Léonard définit la liberté comme l’agir, non par instinct aveugle, mais en vertu d’un choix délibéré, et la responsabilité comme l’avoir à répondre des actes que nous avons posés. Voilà deux mots, il y en a certes d’autres, qui obligent à réfléchir à la spécificité de l’agir humain et à évoquer la morale. L’étymologie de ce mot renvoie au latin mos, moris (mores au pluriel ; rappelez-vous O tempora ! O mores !), qui désigne la façon de se comporter.
L’Homme est insatiable. Rassasié, réconforté, contenté, il le sera, mais dès le lendemain il se mettra en quête d’autre chose. « Comblez-le de richesses et de pouvoir, il demeurera insatisfait. » André Léonard attribue cette démesure à ce que notre intelligence et notre volonté nous donnent accès à la totalité de l’être : rien de ce qui est ne nous est étranger et nous disposons du recul nécessaire pour en aborder le Tout. Notre liberté nous oblige toutefois à faire des choix et à les assumer, c’est là, source de grandeur et de tourment, le domaine de la morale.
André Léonard avait publié deux ouvrages de fond et de niveau académique à ce sujet, le premier en 1999, Le Fondement de la morale, Essai d’éthique philosophique générale, le second en 2011, orienté par l’engagement chrétien, Agir en chrétien dans sa vie et dans le monde. Son petit manuel Et le bonheur dans tout ça ? présente ces deux facettes de sa réflexion morale d’une manière qui ne requiert pas de formation philosophique ou théologique.
Le sujet s’y prête et il nous concerne tous. Notre liberté n’étant nullement absolue, ni souveraine, se pose la question des critères selon lesquels effectuer ces choix que tout à la fois notre liberté nous laisse et auxquels notre condition humaine nous oblige, et dont nous devons répondre. Faut-il vivre sans nous laisser émouvoir, comme le suggèrent les stoïciens, ou, au contraire, nous laisser porter, voire emporter, par nos émotions (l’un et l’autre mot étymologiquement liés au verbe « mouvoir », il est à noter) ? André Léonard cite Hegel – ce n’est pas, comme vous l’avez lu plus haut, un hasard – : « Rien de grand ne se fait sans passion. »
Intelligence et volonté
Il ne s’agit bien évidemment pas de se laisser emporter par elle, au singulier ou au pluriel ; encore faut-il garder l’esprit et la conscience en alerte. L’inconscient – eh oui ! Il arrive à la vie de repasser les plats, à moins qu’il ne se fût agi alors de divination d’ordre métaphysique à près d’un demi-siècle d’intervalle ! –, notre inconscient, nous en laissera-t-il la lucidité, lui qui, par définition, ne se livre pas aisément à notre conscience ?
Quoi qu’il en soit, André Léonard semble accorder à Sigmund Freud quelque crédit, fût-ce pour que nous n’empruntions pas la voie de l’hédonisme, tout comme il met en garde contre le sociologisme moral de la pensée dominante. L’un et l’autre étouffent l’intelligence et la volonté et conditionnent la liberté personnelle de choisir et d’agir.
Cette ouverture infinie qu’au contraire des autres règnes de la nature nous offrent l’intelligence et la volonté s’appelle la raison, théorique dans le premier cas, pratique dans le second, rien n’empêchant, d’évidence, l’une de se nourrir de l’autre. Faut-il dès lors s’en remettre à l’impératif moral de Kant : « Agis d’après une maxime telle que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. » ?
Selon André Léonard, que nous dicte la raison ? « Deviens qui tu es ! », selon la célèbre sentence de Pindare au Ve siècle avant notre ère, reprise par Spinoza, Goethe et Nietzsche, lequel en fait une incantation de son Zarathoustra à sortir de soi et de la médiocrité du quotidien dans un élan vitaliste et créatif. Si elles ne sont impénétrables, les voies de la philosophie ne manquent ni d’imprévu, ni de détours.
Et le bonheur dans tout ça ?, Petit manuel pour discerner le bien du mal, André Léonard, 104 pages, Artège.
(Ancien archevêque de l’archidiocèse de Malines-Bruxelles et primat de Belgique, Mgr Léonard s’est retiré en France, au sanctuaire Notre-Dame du Laus, dans le département des Hautes-Alpes.)
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(Cet article a été publié dans l’hebdomadaire satirique PAN n° 4025 du mercredi 2 mars 2022.)