« La vie est une comédie. Il faut la jouer sérieusement. » Le propos, mis en exergue de son roman Le mage du Kremlin par Giuliano da Empoli, est d’Alexandre Kojève, philosophe né à Moscou en 1902, naturalisé français en 1937 et décédé à Bruxelles en 1968, spécialiste de Hegel et de la philosophie politique, personnage de l’ombre, controversé, dont la preuve posthume fut apportée, alors qu’il conseilla des gouvernements français et mourut d’une crise cardiaque lors d’une réunion du Marché commun, de ce qu’il avait été un agent soviétique.
C’est à escient que l’auteur cite Kojève puisque son roman se déroule à Moscou et le rôle principal est joué par un certain Vadim Baranov, « le mage du Kremlin, le nouveau Raspoutine », lui-même un homme de l’ombre dont le personnage est inspiré de Vladislav Sourkov, un ancien conseiller de Poutine et cofondateur du parti Russie unie qui permit à ce dernier d’accéder au pouvoir. Les autres personnages sont bien réels et y figurent sous leurs identités véritables, la trame est l’histoire de la Russie des ces trente dernières années, seuls les dialogues ont été imaginés et sont à ce titre fictifs.
Giuliano da Empoli mérite créance. Il est né en 1973 à Neuilly-sur-Seine. De nationalité italienne et suisse, il a été formé à l’Université La Sapienza de Rome. Il est conseiller politique, membre du Parti démocrate italien de centre gauche, et président-fondateur du think tank Volta basé à Milan. Il enseigne à Sciences-Po à Paris et est l’auteur de plusieurs essais. Le roman est son premier et à telle enseigne exceptionnel que son auteur doute qu’un jour il n’en commette un second.
Les faces cachées de l’humanité
Le mage du Kremlin adopte la structure de double narration superposée qui avait si bien réussi à Joseph Conrad dans Au coeur des ténèbres (librement transposé à l’écran par Francis Ford Coppola dans Apocalypse Now), à savoir qu’un premier narrateur rapporte à son audience ce que lui a confié un second (et le principal) dans un face à face cornélien.
Chez Conrad, c’est le récit que fait un jeune officier de la marine marchande britannique, Charles Marlow, de sa remontée du cours d’un fleuve d’Afrique équatoriale au coeur de la jungle, à la recherche d’un directeur de comptoir, un certain Kurtz (dont Coppola emprunta l’identité pour son colonel Kurtz). Les différents récits ont pour objet de révéler des faces cachées de l’humanité.
En effet, il n’en va pas autrement chez Giuliano da Empoli dont le récit que fait le mage du Kremlin plonge au coeur du pouvoir russe dans une vertigineuse tentative d’introspection de la psychologie qui en anime les principaux acteurs et, par-delà, figure une analyse des ressorts secrets du pouvoir où qu’il soit exercé.
Le registre s’y prête, car le procédé de la double narration introduit une dimension supplémentaire, tout à la fois une distance et un effet miroir (propre à la réflexion) entre le rapporteur des faits qu’on lui a rapportés, le narrateur principal et le récit qui fait l’objet de leur entre-deux. L’on peut aussi voir dans ce roman un exposé des mobiles de la guerre en Ukraine, sans qu’à aucun moment l’auteur ne manifeste une quelconque complaisance, d’autant que, si ces mobiles ont la moindre consistance, il y a à craindre que nous n’ayons jusqu’à présent connu que les prémices du conflit.
Giuliano da Empoli fait se rencontrer ses deux narrateurs autour de la figure d’Evgueni Zamiatine (1884-1937), un écrivain russe mort à Paris, ingénieur polytechnicien, dont l’oeuvre la plus connue, Nous, date de 1920 et consiste en une dystopie figurant une société totalitaire organisée pour assurer le bonheur de tous, malgré eux si nécessaire. Ce roman serait la source d’inspiration du Meilleur des mondes (1932) d’Aldous Huxley, de 1984 (1949) de George Orwell et d’Un bonheur insoutenable (1970) d’Ira Levin.
Selon le premier narrateur, Zamiatine, qui croyait avoir écrit une critique du système instauré par la révolution d’Octobre et fut condamné à ce titre, était en avance d’un siècle sur son temps en ce qu’il décrivit une société entièrement gouvernée par le chiffre et la logique, où la vie de chaque individu était réglée dans le moindre détail par souci d’efficacité maximale. C’est la trame de la réflexion sur le pouvoir en laquelle consiste, on le découvre dans le dernier chapitre, Le mage du Kremlin. « Le pouvoir, signifie Barasov alias Sourkov à son interlocuteur, est comme le soleil et la mort, il ne peut se regarder en face. Surtout en Russie. »
Le métabolisme des Russes
« Voyez, cher Monsieur, assure-t-il, la vie en Russie présente plusieurs inconvénients par rapport à celle de Paris. Nos fromages sont moins nombreux, nos femmes sourient peu et nos routes sont presque toujours recouvertes de glace. Mais l’avantage est que tout ce qui ne tue pas rend plus fort : au cours des siècles le métabolisme des Russes a eu le temps de s’habituer à beaucoup de choses. » Et, notamment, à l’imprévu.
Formé à l’art dramatique, Barasov devient producteur de télé-réalité. « Nous faisions une télévision barbare et vulgaire comme le veut la nature de ce média. Les Américains n’avaient plus rien à nous apprendre. » Quand ils demandèrent à leur public de citer ses héros fondateurs de la patrie en vue de produire un grand show patriotique, ce ne furent pas Tolstoï, Pouchkine, qui émergèrent, mais seuls des exterminateurs, Ivan le Terrible, Pierre le Grand, Lénine et Staline et, en particulier, ce dernier ! « C’est là que j’ai compris, observe Baranov, que la Russie ne serait jamais devenue un pays comme les autres. Non pas qu’il y ait eu un vrai doute. »
A l’époque, celui qui contrôle la compagnie de télévision publique russe est un certain Berezovsky, que Baranov décrit comme petit, gras, myope, constamment agité, et qui lui fait rencontrer le chef du FSB, l’ancien KGB, un homme d’allure modeste, aux traits décolorés et au costume en acrylique, du nom de Vladimir Poutine. L’oligarque entend en faire le nouveau Premier ministre de la Russie, avec l’accord du président Eltsine, et il compte sur Baranov, maître es-télé-réalité, pour mettre cette nouvelle réalité en scène.
La suite est connue : le fonctionnaire s’émancipera, Baranov en deviendra le proche conseiller des années durant, et Berezovsky perdra tout ascendant et sortira de la scène, privé de son contrôle de la télévision d’Etat, puis exilé, finalement suicidé dans sa salle de bain de sa propriété dans le Berkshire en Angleterre. Les perdants sont nombreux parmi les oligarques qui ont cru pouvoir se mêler de politique.
De l’aveu du nouveau tsar à Baranov, il est pourtant un leader russe plus populaire que lui : Staline ! Et, il explique ainsi sa popularité auprès des Russes : « Il n’y a pas de dictateur plus sanguinaire que le peuple ; seule la main sévère mais juste du chef peut en tempérer la fureur, […] la sourde et sacro-sainte colère du peuple qui plonge ses racines dans l’origine même de l’humanité. »
Le mage du Kremlin, Giuliano da Empoli, 288 pages, Gallimard.
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(Cette recension du roman Le mage du Kremlin a été publiée dans l’hebdomadaire satirique PAN n° 4046 du mercredi 27 juillet 2022.)