Ils furent vingt-quatre (pardessus noirs, cognac, marron ; costumes trois pièces ; chapeaux de feutre, crânes chauves ou couronnes de cheveux blancs, silhouettes, ombres…) à pénétrer dans le vestibule du palais du président de l’assemblée, vingt-quatre grands industriels allemands à s’être rendus chez Hitler pour faire allégeance, mais bientôt il n’y aurait plus d’assemblée, plus de président, plus rien, « seulement un amas de décombres fumants »…
Après que Goering les eut accueillis et Hitler les eut harangués à cette réunion qui se déroulait le 20 février 1933, les vingt-quatre furent priés de passer à la caisse, car celle du parti national-socialiste était vide et il fallait financer la campagne en vue des prochaines élections législatives qui, fâcheuse perte de temps, seraient, c’était dit, les dernières avant longtemps.
S’étant assuré ses arrières, Hitler convoqua un beau jour le chancelier autrichien Schuschnigg, dont le prédécesseur fut assassiné par des nazis autrichiens en 1934. Hitler humilie Schuschnigg, l’injurie et lui fait part de ses exigences, dont la nomination d’un nazi notoire comme Ministre de l’intérieur. C’est qu’il s’agit de préparer l’Anschluss, l’annexion de l’Autriche, la patrie d’origine de Hitler, avant de procéder à l’invasion de la Tchécoslovaquie, au nom de la notion de l’espace vital : les Allemands se sentent à l’étroit chez eux.
« Les plus grandes catastrophes s’annoncent souvent à petits pas », écrit Eric Vuillard dans « L’ordre du jour » (Prix Goncourt 2017). Le président de l’Autriche promeut le nazi notoire Seyss-Inquart du Ministère de l’Intérieur à la Chancellerie, les Allemands qui en attendaient l’invitation s’en passeront et envahissent l’Autriche, sous les hourras et saluts à l’hitlérienne du peuple autrichien (99,75% des Autrichiens voteront pour le rattachement au Reich). Eric Vuillard observe que les grandes démocraties « opposent à l’invasion une résignation fascinée. »
Les Anglais étaient au courant de l’imminence de l’invasion. Ils en avertirent Schuschnigg. C’est tout ce qu’ils firent. Le Premier-ministre britannique reçut la nouvelle de l’invasion alors qu’il dînait avec Ribbentrop, alors ambassadeur du Reich et, écrit Eric Vuillard, son locataire à Londres, car Chamberlain y était propriétaire de quelques appartements dont l’un était loué à l’ambassadeur. Les Français, eux, ne virent ni ne firent rien non plus mais ils avaient une excuse : ils n’avaient plus de gouvernement. Les Etats-Unis, enfin, observaient les choses de la mezzanine de leur neutralité.
Six mois après l’Anschluss, Chamberlain, partisan d’une politique d’apaisement, Daladier, redevenu entre-temps président du Conseil, Hitler et Mussolini signent les accords de Munich qui cèdent une partie de la Tchécoslovaquie à l’Allemagne, sans contrepartie. Daladier s’attend à être conspué à son retour en France. Il est acclamé à sa descente d’avion. C’est à ce moment-là qu’il aurait prononcé sa fameuse phrase : « Ah! Les cons, s’ils savaient! ». Ne manquaient plus que l’agression contre la Pologne et l’attaque de Pearl Harbor pour que la planète s’embrase. La Seconde Guerre mondiale fit 62 millions de victimes, dont une majorité de civils.
Eric Vuillard est écrivain et cinéaste. Son écriture est limpide, son récit, ciselé. « L’ordre du jour » dépeint les événements qui ont précédé et initié la Seconde Guerre mondiale en un tableau pointilliste des petites et grandes lâchetés, celles qui, à petits pas, d’acquiescements en compromissions, amènent les petites et grandes catastrophes. Ce récit n’est-il pas aussi celui de la faillite des Etats-nations, ces artifices d’une Europe qui ne cessa de se faire et de se défaire au fil d’une Histoire millénaire, émaillée de déchirements et de conflits sanglants ? N’est-ce pas, enfin, la démonstration des enchaînements tragiques auxquels mènent les connivences entre le pouvoir politique et les hautes sphères de l’industrie et de la finance et une dénonciation de la lourde responsabilité morale qui incombe aux puissants dans le malheur du plus grand nombre ?
Le pire n’est pas irrépressible. Il n’est pas circonstanciel, il résulte d’accommodements funestes, singuliers et collectifs. Au moment de la signature des accords de Munich, les dirigeants des pays démocratiques, Royaume-Uni et France au premier chef, ne pouvaient plus ignorer la folie furieuse et criminelle du régime nazi. Et pourtant ! Cet autre constat qui ressort du récit d’Eric Vuillard devrait inciter le bon peuple, qui, on l’a vu, fut partie prenante à cette conjuration des imbéciles, à cesser de s’ébaudir devant les démagogues et à exercer son discernement et sa vigilance citoyenne à l’égard de ceux qui le gouvernent et de ceux qui appartiennent à la coterie du pouvoir. Ah! Puisse le plus grand nombre lire « L’ordre du jour » et, désormais, savoir.
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