« Les malentendus et l’indolence causent peut-être plus de désordres dans le monde que la ruse et la méchanceté, écrivit Goethe dans Les Souffrances du jeune Werther. Ces deux dernières au moins sont assurément plus rares. » En sommes-nous si sûrs ? Si nous ajoutons à l’incompréhension et à la paresse d’autres avatars comme l’ignorance, l’incompétence, l’insouciance et la vanité, il y a là certes matière à expliquer bien des désordres dans le monde.
Mais l’actualité de ces deux dernières années, marquée notamment par la pandémie de Covid-19 et l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ou du dernier quart de siècle, avec les attentats terroristes et la crise financière à titre d’exemple, montre à suffisance qu’il ne faut jamais sous-estimer la ruse et la méchanceté. La malveillance n’exclut d’ailleurs pas que la stupidité en soit le principal moteur.
Des chercheurs comme les « prix Nobel » d’économie Daniel Kahneman (2002) et Richard Thaler (2017) ont mis en lumière les biais cognitifs qui peuvent interférer dans la psychologie du jugement et de la prise de décision, des essayistes comme Nassim Nicholas Taleb se sont intéressés au rôle du hasard, de l’incertitude, de l’imprévisibilité, des asymétries dans l’ordonnancement des choses, et d’autres, à l’irrésistible attraction exercée par l’irrationnel sur notre comportement alors que nous sommes censés être doués de raison et connaître, juger et nous conduire de manière logique.
Déraison et malignité
Personne, semble-t-il, n’a examiné la déraison et la malignité en tant que principe de gouvernement à l’époque contemporaine. Or, sans qu’il ne puisse y avoir de comparaison au niveau de la nature et de la gravité des conséquences des actes posés, qu’il s’agisse d’un ministre qui ferme les commerces supposés non essentiels pendant l’épidémie de Covid-19 pour créer un « électrochoc » au sein de la population, d’un président de la République qui déclare qu’il a « très envie » d’« emmerder » ses concitoyens opposés à la vaccination et que c’est sa « stratégie » de « continuer de le faire, jusqu’au bout », ou d’un despote qui décide d’envahir le pays voisin et d’y semer la ruine et l’horreur, la déraison de tels agissements permet-elle d’écarter la malignité comme principe de gouvernement et comment ne serait-elle pas un symptôme de délitement de la société et du monde contemporains ?
Bien sûr, Machiavel avait inscrit cette perversion dans sa philosophie politique comme en témoigne cet extrait de son traité Le Prince (1532) : « [le Prince] est souvent obligé , pour maintenir l’État, d’agir contre l’humanité, contre la charité, contre la religion même. Il faut […] que tant qu’il le peut il ne s’écarte de la voie du bien, mais qu’au besoin il sache entrer dans celle du mal. » En d’autres termes, conserver le pouvoir suppose parfois que l’on recoure au mal et s’oppose aux valeurs et aux droits humains.
Et, c’est avec sa lucidité coutumière que dans ses Etapes de la pensée sociologique (1976) Raymond Aron voit dans la pensée machiavélienne « l’effort pour percer à jour les hypocrisies de la comédie sociale, pour dégager les sentiments qui font véritablement mouvoir les hommes, pour saisir les conflits authentiques qui constituent la texture du devenir historique, pour donner une vision dépouillée de toute illusion de ce qu’est réellement la société ».
Revenons-en à la volonté affirmée dans la presse par le président de la République d’emmerder ses concitoyens réfractaires à la vaccination contre le Covid-19. Il ne peut s’agir de l’expression de la sottise, car son auteur n’est pas sot, ni ignorant, ni incompétent. Imbu de sa qualité de grand sachant, vaniteux peut-être ? Mais, si nous nous en référons à Goethe ci-dessus, est-ce là toute l’explication ?
Comparons ses propos à ceux de l’un de ses prédécesseurs, Georges Pompidou, premier ministre à l’époque où il les tint à l’adresse d’un jeune collaborateur, un certain Chirac : « Mais arrêtez donc d’emmerder les Français ! Il y a trop de lois, trop de textes, trop de règlements dans ce pays ! On en crève ! Laissez-les vivre un peu et vous verrez que tout ira mieux ! Foutez-leur la paix ! Il faut libérer ce pays ! ».
Le principe de sérendipité
Laissez-les vivre un peu et vous verrez que tout ira mieux ! C’est l’expression d’un tout autre mode de gouvernance, conforme à ce que nous appellerions le principe de sérendipité qui dans ce contexte consisterait à laisser à la sagacité de chacun de chercher le bonheur, la prospérité et l’harmonie et de saisir les opportunités que son travail, son courage, son entregent et le hasard lui présentent. Cette tentative de définition est conforme à l’étymologie métaphorique complexe de la sérendipité, un mot dont la création en anglais date de 1754 et s’inspire d’un conte persan publié au XVIe siècle, Les trois princes de Serendip, du nom de l’île de Ceylan en vieux persan.
Qu’est-ce que la sérendipité a à voir avec la politique, vous demandez-vous ? Le sociologue John Paul Lederach, professeur en négociation et consolidation de la paix de l’Université Notre-Dame dans l’Indiana, répond dans The Moral Imagination, The art and soul of building peace (2005) : « Tout. » Il voit dans la sérendipité la sagesse qui consiste à se mouvoir dans le flux énergisant de l’inattendu, en se déplaçant, avec humilité, latéralement plutôt que de manière linéaire.
« La sérendipité, dit-il, exige une vision périphérique, et pas seulement une vision prospective. Pour survivre, il faut s’adapter à des environnements en constante évolution, tout en gardant un sens aigu de l’objectif. La clé est de savoir comment construire à partir de l’inattendu, d’user de sagacité face au hasard. C’est le meilleur antidote à la politique d’État et à la vision en tunnel. Dans le monde réel, l’élément qui condamne à l’extinction est l’unidirectionnalité, une pensée unique du processus et de la réponse dans la poursuite d’un but. »
L’écrivain anglais William Boyd a proposé, dans son roman Armadillo (1998), comme pôle opposé à la sérendipité sur l’axe autour duquel nous tournons, l’antonyme « zemblanité », inspiré du nom de l’archipel russe de la Nouvelle-Zemble qui fut pendant plusieurs décennies le lieu d’essais nucléaires dans l’océan Arctique. Pour les besoins de l’argumentation, il se situe aux antipodes de Ceylan.
En guise de mode de gouvernement, la zemblanité, le contraire de la sérendipité, pourrait se définir comme une volonté politique de provoquer à dessein le malheur des gens ou d’une partie d’entre eux en les privant du libre exercice de leur liberté et en les enfermant dans une vision tunnelisée de ce qui est censé être un dessein supérieur, sans toutefois en mesurer toutes les conséquences, sociales et autres, ni les conséquences de ces dernières et ainsi de suite.
Cette disposition se trouve aggravée par le biais de confirmation, à savoir la tendance instinctive de l’esprit humain à rechercher en priorité les informations qui confirment sa manière de penser, et à négliger ce qui pourrait la remettre en cause, par mauvaise foi ou manque de perspicacité. Revoyez les exemples cités plus haut et jugez-en. Sur l’axe de la sérendipité et de la zemblanité, l’Europe et le monde ne vous paraissent-ils pas avoir considérablement régressé depuis le début du millénaire ?
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(Cet article sur le principe de zemblanité a été publié dans l’hebdomadaire satirique PAN n° 4043 du mercredi 6 juillet 2022.)
Merci pour ce texte VRAI. Et j’ose ajouter: l’indifférence crasse de la plupart des humains envers tout ce qui n’est pas « moi,moi,moi » est remarquable! (cfr Didier Pleux, « Comment échapper à la dictature du cerveau reptilien »)