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La volonté de croire fait fi des raisons de douter

La volonté de croire fait fi des raisons de douter Posted on 17 juin 20233 Comments

Dans la troisième partie de notre lecture des actes du colloque « Après la déconstruction » qui s’était déroulé à la Sorbonne (cf. L’idéologie « woke », machine de guerre contre la civilisation occidentale), nous avions vu que la pensée déconstructionniste à la base de l’idéologie « woke » s’oppose à toute forme d’individualisme et à toute notion de démocratie et qu’elle démultiplie les motifs de ressentiment des uns vis-à-vis des autres et rend le vivre-ensemble de plus en plus précaire. Comment en sommes-nous arrivés là ?

« Toute volonté de croire, écrit Jacques Julliard, fait bon marché des raisons de douter, et les faits pénètrent difficilement, comme disait Proust, dans ces régions obscures où vivent nos croyances. » Il confie avoir vécu trois grandes périodes de « glaciation intellectuelle », le stalinisme à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le maoïsme dans les années 1970 et le wokisme aujourd’hui, et constaté à chaque fois la même volonté de diviser le monde entre le camp du Bien et celui du Mal et de croire en écartant les raisons de douter. La nouvelle glaciation intellectuelle, comme les précédentes, dit Julliard, témoigne d’un manque coupable de lucidité et de courage de la part des intellectuels et – il rejoint Dominique Schnapper, citée dans l’article précédent de la série – elle marque une inquiétante régression de l’esprit humain.

Théories cyniques de la justice sociale

Helen Pluckrose est bien placée pour parler de la théorie critique de la justice sociale (ou wokisme). Elle en évoque le caractère cynique dans un ouvrage publié en 2021, Cynical Theories, et elle a participé aux côtés de James A. Lindsay et Peter Boghossian au canular des « grievance studies ». Le trio a envoyé à des revues à comité de lecture de faux articles de recherche universitaire dans le domaine des études culturelles, de genre, queer (le terme pour les minorités sexuelles et de genre) et raciales, afin de les faire publier et de démontrer par l’absurde l’inanité de ces études. Tous les pays, relève-t-elle, qui subissent des assauts au nom de la théorie critique de la justice sociale (laquelle rejette toute critique à son encontre) ont en commun l’adhésion à la démocratie libérale temporelle et la conviction que la liberté d’expression des idées est consubstantielle au progrès du savoir et de l’égalité.

Pluckrose fait le parallèle entre la théorie critique de la justice sociale et la religion : la primauté du dogme, des croyances qu’on ne peut pas remettre en question, le fait de considérer tout désaccord comme pernicieux et dangereux. Bruno Chaouat, qui enseigne la littérature française à l’Université du Minnesota, y aperçoit aussi un élément de religiosité refoulée. Il renvoie à l’ouvrage du linguiste afro-américain John McWhorter dont il fut question dans l’article précédent et rappelle la mise en garde de Julien Benda dans La Trahison des clercs (1927) contre les trois idolâtries de la classe, de la nation et de la race. Les intellectuels d’aujourd’hui ne seraient-ils pas la proie de l’idolâtrie, sans bien sûr qu’il ne faille sous-estimer le rôle de l’opinion. Tocqueville en a averti : la tyrannie n’est pas que le fait du Prince.

Le wokisme, produit d’un double dévoiement

La théorie critique de la justice sociale – le wokisme – provient d’un double dévoiement. Derrida a emprunté le concept de la déconstruction à Martin Heidegger (aussi curieux soit-il qu’un penseur de gauche s’inspire d’un philosophe qui a sympathisé avec le nazisme et fut adhérent au parti national-socialiste – mais cela est-il si curieux, au fait ?). Il l’a toutefois dépouillé de la visée ontologique que lui avait donnée l’auteur de Être et temps pour le transformer en idée soixante-huitarde bien dans l’esprit de son temps. Le déconstructionnisme à la sauce « woke » lui a ajouté la dimension marxiste de lutte des classes, en l’occurrence la lutte des dominés (discriminés) contre les dominants que sont par définition les Blancs hétérosexuels, cisgenres, sexistes et racistes, tous tenus de surcroît comme solidairement et indivisiblement responsables par procuration de la colonisation occidentale.

La théorie du genre constitue, selon Jean-François Braunstein, professeur émérite de philosophie à l’université Panthéon-Sorbonne et auteur d’ouvrages sur le sujet, la matrice de la pensée « woke ». Cette théorie n’est pas qu’une parmi d’autres théories critiques de la justice sociale, elle est la mère de toutes, non seulement parce qu’elle fut historiquement la première d’entre elles ou que son champ d’application est universel (au contraire des théories racialistes ou décoloniales, par exemple), mais aussi parce qu’elle s’attaqua la première à la science (la biologie, en l’occurrence) et qu’elle récusa la notion de connaissance objective. Avec la théorie du genre et son projet d’effacement des corps au bénéfice des seules consciences, nous prenons, constate Jean-François Braunstein, définitivement congé du réel et entrons dans « le monde d’illusions que promeut la religion woke ».

Sans doute, ajoute-t-il, est-ce son absurdité, en ce qu’elle va à l’encontre de l’évidence, de la science, de la raison, qui fait paradoxalement son succès dans le monde universitaire où la théorie du genre procure l’impression d’accéder à un savoir supérieur. Il cite à ce propos Orwell : « Il faut être un intellectuel pour écrire des choses pareilles, quelqu’un d’ordinaire ne pourrait jamais atteindre une telle jobardise. » (A suivre)

Après la déconstruction – L’université au défi des idéologies, ouvrage collectif sous la direction de Emmanuelle Hénin, Xavier-Laurent Salvador, Pierre-Henri Tavoillot, 528 pages, Odile Jacob.

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(Cet article a paru dans l’hebdo satirique PAN n° 4091 du mercredi 7 juin 2023.)

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3 comments

  1. Sans vouloir négliger le wokisme, c’est, à mon sens, le climato-alarmisme qui constitue aujourd’hui la « glaciation intellectuelle » la pire, d’autant plus qu’il est réputé s’appuyer sur La Science, mais, en fait, une pseudo-science mise au service d’idéologies politiques.

  2. J’adhère. Mais si je me fais l’avocat du diable, je rappelle que, par exemple, certains « Blancs hétérosexuels, cisgenres, sexistes et racistes » ont également construit le mythe du Blanc supérieur à tous les autres. Et si (quasi) tout n’est que constructions, la déconstruction totale dont il est question ici risque d’aboutir à des résistances farouches, voire violentes. Inutiles, de surcroit. Plus que le droit à la différence, c’est le droit à l’indifférence (Alain Minc) qui devrait être revendiqué.

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