« Quelle époque terrible que celle où des idiots dirigent des aveugles. » La citation de Shakespeare librement adaptée par Pierre-André Taguieff en exergue de son dernier essai publié en septembre, Le Nouvel Âge de la bêtise, en résume le projet. En effet, Taguieff voit dans la bêtise, s’ajoutant à l’habitude, l’intérêt et la soumission inculquée par la religion, l’un des facteurs de l’attitude que La Boétie qualifia de « servitude volontaire » en tant que matrice du pouvoir et de la domination.
Si Hannah Arendt (comme, par la suite, Revel, autre pourfendeur de la bêtise de ses contemporains) considérait que le mensonge mène le monde depuis la nuit des temps, elle avait aussi étudié la personnalité d’Adolf Eichmann (l’un des artisans de la Solution finale) et pointé son « inaptitude à penser », sa « bêtise révoltante » (sur quoi repose la thèse de la « banalité du mal »), à ne pas confondre avec la stupidité. (Eichmann n’était pas totalement dépourvu d’entendement.)
Platon, cité par Taguieff, le signala dans son Protagoras : « C’est une famille innombrable, celle des imbéciles ». Anatole France affina l’idée à la fin du XIXe siècle : « Les hommes sont rares qui n’ont point la superstition de leur temps et qui regardent en face ce que le vulgaire n’ose voir. » La bêtise est-elle immuable ?
Taguieff avance que la complexité du monde d’aujourd’hui a « paradoxalement favorisé, dans les masses, le simplisme dans le fonctionnement mental », en guise peut-être de mécanisme de défense, le crétin se positionnant désormais de préférence par rapport au progrès, soit comme « chantre du Progrès salvateur », soit comme « ennemi déclaré du Progrès dévastateur ». « Il est remarquable, écrit-il, que tous se réclament de ‘la science’, bien qu’il ne s’agisse pas de la même science pour les ‘progressistes’ prométhéens et pour les ‘progressistes’ prônant la décroissance. »
Ne doutons pas qu’il y ait aussi pléthore de crétins parmi les grincheux réacs, ni que les partisans du Progrès salvateur soient en fin de compte les moins nuisibles de tous, mais soit ! Ce n’est pas là la question. Elle réside en ceci : comment peut-on devenir sot en masse ? Car, le sot n’est-il pas par principe condamné à la solitude, ne serait-ce que parce qu’il ne soupçonne pas sa sottise (Ortega y Gasset dans La Révolte des masses) et s’y complait et que, comme le dit Anatole France, il est plus funeste qu’un méchant, ce dernier se reposant parfois, le sot jamais ?
Pour Erich Auerbach, la bêtise « consiste en ce qu’un être humain quelconque met à la place de la réalité qui est la sienne un monde factice qui est bâti sur des illusions, des habitudes, des pulsions et des slogans ». Quant à expliquer pourquoi elle agglomère, Schopenhauer avance avec cette lucidité qui lui est coutumière, n’en déplaise aux hégéliens prétentieux : « En matière de relations sociales, chacun préfère nettement celui qui lui ressemble ; pour un imbécile, la fréquentation d’un autre imbécile est infiniment plus agréable que celle de tous les grands esprits réunis. »
Depuis Aristote, on sait que l’homme est un animal social. Il l’est pour le meilleur et, quand l’envie et le ressentiment s’y mêlent, pour le pire. Gustave Le Bon mettait en garde contre cet aspect dans La psychologie des foules : la bêtise et non l’esprit s’y accumule. Autant pour la « démolâtrie » selon laquelle le peuple aurait toujours raison. Dans l’idéologie, l’idée, la narration et la fiction l’emportent sur la réalité et cela donne lieu, note Taguieff, à une bêtise spécifique, aggravée, avec la méchanceté en sus, celle des jusqu’au-boutistes et des fanatiques, qui ne doutent de rien et partent du principe que la fin justifie les moyens.
« L’idéologie, dit Revel, c’est ce qui pense à votre place. » Les grands sachants ne s’en privent pas. Voyez Sartre, Céline, Lacan, et tant d’autres pédants et idiots utiles. Molière fait dire par Clitandre à Trissotin qu’« un sot savant est sot plus qu’un sot ignorant ». Nos cons ont compagnie. Avec Nietzsche, jeunes amis, apprenez à en rire.
Le Nouvel Âge de la bêtise, Pierre-André Taguieff, 315 p, L’Observatoire.
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(Cet article a paru dans l’hebdo satirique PAN n° 4115 du vendredi 24 novembre 2023.)