Le titre du dernier ouvrage, considérable et remarquable de par l’ampleur et l’érudition, de Jean-Philippe Delsol, Civilisation et libre arbitre, peut paraître quelque peu sévère, mais réfléchissez-y, c’est là que tout se « joue », s’est joué et continuera à se jouer, à moins que « l’on » n’interrompe la partie, qui est la nôtre et explique pourquoi l’Occident est différent.
Réfléchissez-y, car cela ne va pas de soi. Dit crûment, la grandeur de notre civilisation réside dans l’idée que l’Homme dispose du pouvoir et de la liberté de penser et d’agir, qu’il n’est précisément pas un animal comme les autres, une espèce comme une autre, comme certains veulent le faire accroire.
La croyance au libre arbitre de l’Homme, si ce n’est une réalité objective dont l’Histoire a témoigné, en sa volonté et sa capacité à l’effort afin de surmonter la précarité de l’existence, s’oppose à croire à ce que la partie lui échappe, soit jouée d’avance ou soit le fruit du hasard. Mais, si cette vision de la destinée humaine peut paraître évidente à l’Occidental d’aujourd’hui, elle n’a nullement prévalu, ni au fil du temps, ni en tous lieux, et, de nos jours, même en Occident, les discours sur la décroissance et de soumission à la nature montrent à suffisance que le débat sur le libre arbitre n’est pas clos.
C’est la tâche essentielle que s’est assignée Jean-Philippe Delsol d’en retracer les circonvolutions de l’Antiquité à nos jours, au travers des âges, des idées et des croyances. Nous faut-il porter d’un coeur léger, comme le suggère le grand tragédien grec Eschyle (525-456 av. J.-C.), cité par l’auteur, le sort qui nous est fait et comprendre qu’on ne lutte pas contre la force du destin, nous soumettre à ce qu’il nous soit dicté par la religion ou par l’idéologie, par ceux qui prétendent savoir ? C’est là l’enjeu.
Aristote, un précurseur
Si, au IVe siècle avant notre ère, Aristote, un précurseur, considérait déjà que « l’homme est principe de ses actions », il fut loin de faire l’unanimité en son temps, ni parmi ceux et des plus grands qui s’inscrivent dans la lignée classique. Jean-Philippe Delsol attribue aux premiers chrétiens la volonté, dès l’origine, de se départir de la prégnance du destin ainsi que de l’astrologie, l’idée que les astres étaient les agents du destin.
« Le libre arbitre, écrit-il, fait partie du fonds de la doctrine catholique, sans lequel elle ne serait pas ce qu’elle est. Cette défense du libre arbitre se retrouvent à toutes les époques, chez tous les Pères de l’Eglise et théologiens, ou presque. » Il en veut notamment pour témoins saint Augustin (354-430), saint Anselme le bénédictin (1033-1109), saint Bernard de Clairvaux le cistercien (1090-1153), Thomas d’Aquin (1225-1274), ou Erasme (1466-1536), lequel définit le libre arbitre comme étant le pouvoir de l’homme de choisir entre ce qui le mène au salut éternel ou ce qui l’en détourne.
Un autre élément constitutif de la liberté, préalable au libre arbitre, consiste en l’affirmation biblique « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » reprise dans les trois premiers Évangiles du Nouveau Testament (Marc 12,13-17, Matthieu 22,15-22 et Luc 20,20-26), à savoir la séparation des autorités civiles et religieuses.
Le débat sur la capacité de l’homme d’échapper au destin n’en a pas été évacué pour autant, d’abord parce que la liberté a été tiraillée par des encycliques subséquentes (Jean-Philippe Delsol y consacre un chapitre) et d’autres religions n’ont pas épousé la même vision de la liberté et de la contingence. En outre, à notre époque, d’autres arguments d’ordre philosophique et scientifique ont été mêlés à la discussion. Songeons, entre autres, à ce qu’ont signifié la biologie, la physique, les neurosciences d’une part, la psychologie et la sociologie d’autre part. Pas plus que le monde n’est arrivé à la fin de l’Histoire, le libre arbitre n’est arrivé à bout du déterminisme.
L’histoire de l’essor du monde occidental fut-elle basée sur l’avènement de la liberté individuelle, l’idée selon laquelle cette dernière doit s’intégrer dans une « pseudo-volonté générale » (Rousseau), voire dans celle de l’Etat (Hegel, Marx), ou l’idée selon laquelle la volonté est asservie par l’instinct, la passion, les pulsions et les désirs (Schopenhauer), voire par la société ou le contrôle social qui s’y exerce, renvoient à d’autres formes de pensée déterministe, non moins débilitantes ni irrationnelles que celles d’ordre religieux. S’en distinguent-elles d’ailleurs sur le plan du parti pris métaphysique ?
Progrès et prospérité
A l’opposé des théories qui s’extraient de toute réalité à force de penser un homme qui n’existe pas et de réduire l’humanité à de vaines objectivations de l’Etat ou à des digressions métaphysiques, les unes n’excluant pas les autres (cf l’écologisme), les penseurs, et en particulier les économistes, libéraux ont mis l’Homme et sa volonté au coeur de leurs réflexions sur le progrès et la prospérité et, c’en est un aspect encore plus fondamental qui se retrouve chez Adam Smith, Hayek, Karl Popper et d’autres, ils ont mis l’accent sur les limites de la connaissance. Nul homme ne détient la vérité. La quête de cette dernière est infinie. C’est là la nécessaire raison d’être du libre arbitre.
« Nous sommes libres, écrit Popper dans L’Univers irrésolu, cité par Jean-Philippe Delsol, parce que la rationalisation progressive de notre monde se heurte, à n’importe quel moment, à des limites inhérentes à la croissance de la connaissance elle-même. »
Si le parangon de la primauté de l’individu sur la société fut Ayn Rand, la conception romantique qu’elle en fournit dans les romans The Fountainhead (La source vive, en français) et Atlas shrugged (La Grève) n’en est pas la contribution la plus significative, n’en déplaise à ses aficionados, parce que lui manque précisément cette profondeur épistémologique, même si Rand a le mérite d’offrir un projet positif (par rapport à un Sartre dont l’existentialisme empreint de néant est sans doute plus proche du « néolibéralisme » tant décrié de nos jours que la pensée d’aucun penseur libéral!).
« La liberté n’a de sens, conclut Jean-Philippe Delsol, que par ce que chacun veut et peut en faire par une décision qui soit la sienne et non celle d’un autre, une décision personnelle plutôt que prête à l’emploi, plutôt qu’assujettie à la pensée commune, à la pression sociale ou à tout quelconque lavage de cerveau politique ou médiatique », tant il est vrai que la société occidentale d’aujourd’hui si farcie de liberté « s’en remet de plus en plus à des pouvoirs auxquels elle mendie ses chaînes. »
Civilisation et libre arbitre, Pourquoi l’Occident est différent, Jean-Philippe Delsol, 384 p, Editions Desclée de Brouwer.
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(Cet article a été publié dans l’hebdomadaire satirique PAN n° 4038 du mercredi 1er juin 2022.)
MERCI pour ce texte clair!
La liberté…. je ne crois pas qu’elle puisse exister vraiment car, comme écrit et démontre Dick Swaab, We are our brains (non traduit en français mais bien en russe, chinois etc…)