Goebbels et Big Brother l’avaient compris, rapporte Jean-Paul Fitoussi dans l’introduction de son essai Comme on nous parle dont le projet est d’expliquer l’emprise de la novlangue (mot mis au féminin par lui ; les traducteurs du 1984 d’Orwell avaient opté pour le masculin) sur nos sociétés : il suffit d’appauvrir le langage pour faire converger les pensées.
Peu importait à Goebbels que les gens pensassent comme lui, il importait à ses yeux que le langage fût à ce point appauvri que les gens ne puissent plus que penser comme lui. Orwell en reprit l’idée dans 1984 : « Vous croyez, n’est-ce pas, que notre travail principal est d’inventer des mots nouveaux. Pas du tout ! […] Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? »
« E pur si muove ! » « Et pourtant elle tourne ! » Jean-Paul Fitoussi cite cette expression italienne attribuée à Galilée (1564-1642), qui aurait prononcé ces mots après que l’Inquisition l’eut forcé à rallier l’opinion majoritaire de l’époque et à abjurer sa théorie (jugée hérétique par l’Église d’alors mais vérifiée depuis) de la rotation de la Terre autour du Soleil. A la longue, le langage est expurgé à tel point qu’il ne permet plus que le mensonge.
Jean-Paul Fitoussi considère que les techniques de communication officielle actuelles faites de répétitions, de maîtrise des médias et de sanctions sociales qui incitent à l’autocensure font que nous ne sommes plus très loin de cet état de propagande et de courtisanerie et il a choisi le domaine de l’économie politique pour illustrer son propos.
Les médias, de l’information à la communication
Les médias ont, selon Jean-Paul Fitoussi, acquis une maîtrise dans cette pratique du discours creux : ils sont passés de l’information à la communication, c’est à dire à la propagande : « pacte de stabilité et de croissance », « pacte budgétaire » (« fiscal compact » en anglais), « two-pack », « six-pack » sont autant d’expression qui rendent le discours flou et empêchent de le comprendre et d’exercer le sens critique.
Il cite aussi Wittgenstein dans son Tractatus logico-philosophicus : « Les limites de mon langage signifient les limites de mon univers. » « Dans le dictionnaire de la novlangue, écrit Jean-Paul Fitoussi, ce qui est possible devient certain, même lorsque c’est improbable. Il s’agit d’appauvrir le langage afin de limiter le champ des possibles auquel il pourrait s’appliquer. »
Il prend comme exemple la notion de « réforme structurelle » de l’économie. S’il en existe plusieurs versions, elles impliquent toutes une réforme du droit du travail et une réduction des protections sociales et de leur coût, c’est à dire une précarisation de l’emploi en échange du plein emploi. Même dans le cas des trois pays importants (Allemagne, Japon, Etats-Unis) qui, écrit-il, semblent avoir échappé au chômage de masse, il trouve à redire : « Il y a plein emploi et plein emploi et celui qui prévaut dans ces pays est de mauvaise qualité. »
Les Etats-Unis n’auraient, selon l’auteur de Comme on nous parle, sauvé la mise que « grâce à la puissance de feu de leurs politiques expansionnistes », mais ils n’auraient pas pour autant restauré l’équilibre des pouvoirs entre salariés et entrepreneurs, ni de par le fait même rendu plus équitable la répartition des revenus entre parties prenantes, et ils offriraient « le contraire d’un travail décent ». Keynes aurait sous-estimé « l’intensité de la névrose des riches ».
La pandémie de Covid-19, un « retour vers le futur »
La pandémie de Covid-19 a rattrapé la thèse de l’emprise de la novlangue sur nos sociétés. L’auteur l’admet, qui parle du coronavirus comme d’un « retour vers le futur ». L’épidémie semble avoir fait sauter tous les verrous (budgétaires, monétaires, industriels) et avoir remis à l’ordre du jour la santé, les protections sociales et du travail, les biens publics.
Y manquent, dans la zone euro, la souveraineté monétaire et son pendant, l’arme de la dévaluation, qui seules – le débat date de l’introduction de l’euro – permettraient de rectifier les différentiels de compétitivité entre les différents Etats, de mettre fin aux déficits et à la dette extérieure, de relancer l’activité et de diminuer la dette intérieure. Cette problématique est exacerbée par la concurrence sociale et fiscale que se font les Etats et qui favorise le moins-disant et fausse le concurrence.
« Une autre dimension du phénomène qui rend le présent insupportable, écrit Jean-Paul Fitoussi, est l’absence de perspectives ». Certes, mais les partis pris idéologiques ne manquent pas dans son essai. Il s’insurge contre ces « réformes structurelles » qui toutes privilégieraient l’offre par rapport à la demande en ce qu’elles bénéficieraient aux seules entreprises dont elles viseraient à réduire les coûts et à augmenter le pouvoir.
C’est paradoxalement d’un propos tenu le 3 novembre 1974 par le chancelier socialiste allemand Helmut Schmidt (« Les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain ») que l’auteur de Comme on nous parle fait son « chef d’oeuvre de novlangue ».
Peut-on en vouloir aux socialistes allemands de se montrer plus pragmatiques (Gerhard Schröder en fut un autre exemple) que nombre de leurs congénères étiquetés comme tels ou jacobins par nature ? Et si la France est irréformable, ses dirigeants ne devraient-ils pas en tirer les conclusions (et la faire sortir de l’euro, voire de l’Union européenne) ou s’attendent-ils à ce que l’Europe – c’est fait ! – et le reste du monde se rendent à son chevet pour se faire donner la leçon ?
Comme on nous parle – L’emprise de la novlangue sur nos sociétés, Jean-Paul Fitoussi, 196 pages, Les Liens qui Libèrent.
(L’article ci-dessus a initialement paru dans l’hebdomadaire satirique belge PAN numéro 3947 du 4 septembre 2020.)
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