La citation est d’Albert Camus. Jean Birnbaum la reprend dans l’introduction de son essai paru au Seuil, Le Courage de la nuance. Aujourd’hui encore, ajoute-t-il, « de féroces prêcheurs préfèrent attiser les haines plutôt qu’éclairer les esprits ».
Le débat l’a cédé au combat, dans lequel tous les coups sont permis. Les contradicteurs campent sur leurs positions idéologiques, ils s’affrontent à coups de slogans et ils nous somment de prendre parti. Il est plus important de savoir pour qui vous roulez que de prendre connaissance de vos arguments. L’air est redevenu aussi irrespirable de nos jours qu’il l’était lorsque des intellectuels qui dénonçaient autrefois le goulag se faisaient accuser de « faire le jeu » du fascisme.
Jean Birnbaum évoque le souvenir datant de 2001 d’une conférence de Derrida et de l’historienne de la psychanalyse Elisabeth Roudinesco à propos d’un livre de dialogue intitulé De quoi demain… qu’ils venaient de publier ensemble. A la fin de la soirée, le philosophe s’entend dire en substance par une jeune intervenante, « le passé de la métaphysique et le futur de la psychanalyse, c’est bien beau, mais ne faudrait-il pas s’occuper des combats du présent, tandis que votre livre finira sur une étagère poussiéreuse ? »
Après un instant de réflexion, le philosophe lui rappelle ses propres engagements concrets aux côtés des opprimés mais il ponctue sa réponse d’un « Et pourtant, Mademoiselle, je veux vous convaincre qu’il n’y a pas de combat plus urgent que celui qui consiste à sauver les étagères ! ». C’est la lutte qu’a rejoint Jean Birnbaum dans Le Courage de la nuance, celle pour sauver les vieilles étagères.
La recherche du vrai
S’il existe certes aussi des livres péremptoires et fanatiques, il n’y a pas d’un côté la vie vécue et de l’autre la pensée articulée et transmise dans l’écrit, tout cela ne fait qu’un, a fortiori au travers de ces essais d’intellectuels et d’écrivains qui « arpentent les territoires contrastés où la reconnaissance de nos incertitudes nourrit la recherche du vrai » et qui « ne se contentent pas d’opposer l’idéologie à l’idéologie, les slogans aux slogans ».
Ce sont quelques-uns d’entre eux que Jean Birnbaum met en avant dans Le Courage de la nuance, Albert Camus, George Orwell, Hannah Arendt, Raymond Aron, Georges Bernanos, Germaine Tillion, Roland Barthès, qui tous ont su faire face, ayant pour traits de caractère communs leur sens de la liberté, de la vérité, de l’ironie, du langage, de l’amitié…
Aux fats qui croient tout savoir et aux militants qui se croient tout permis, qui s’arrogent le droit de parler et d’agir au nom de la multitude qu’ils tiennent pour le surplus dans un glacial dédain, Albert Camus dit que ce n’est pas Marx qui lui a enseigné la liberté ; il l’a apprise dans la misère. « Mais la plupart d’entre vous ne savent pas ce que ce mot veut dire ». L’expérience, rien ne peut la remplacer.
Dans une lettre adressée le 30 juin 1952 au directeur de la revue Les Temps Modernes (fondée par Sartre et Simone de Beauvoir), au dogmatisme du premier frayant plutôt avec le néant qu’avec l’être, Camus (1913-1960) oppose sa conviction selon laquelle « on ne décide pas de la vérité d’une pensée selon qu’elle est de droite ou de gauche et encore moins selon ce que la droite et la gauche décident d’en faire ».
L’opium des intellectuels
« Tout anticommuniste est un chien ! », écrira Sartre. S’il est un penseur qui exemplifie la démarche de Jean Birnbaum, c’est Raymond Aron (1905-1983), l’un des premiers et rares intellectuels à avoir dénoncé dans l’après-guerre les mensonges et les crimes du communisme alors que Staline jouit de la complaisance de l’intelligentsia occidentale. Au « grand-prêtre de l’existentialisme, impavide dans ses certitudes » qui reprocha à son « petit camarade » d’avoir peur de « déconner », Aron rétorqua que « quant à lui, Sartre, en revanche, surtout en politique, avait usé généreusement de son droit à l’erreur ».
Fin connaisseur de Karl Marx, qui écrivit que la religion était l’opium du peuple, Aron retournera l’expression pour fustiger dans L’opium des intellectuels l’aveuglement de la quasi unanimité de ces intellectuels qui, pourtant en principe rompus à la rigueur du raisonnement, en particulier lorsqu’il s’agissait de scientifiques, soutinrent le communisme soviétique contre les démocraties libérales, refusant de voir dans l’un l’égalité des citoyens dans la peur institutionnalisée par la violence, dans l’autre l’égalité des citoyens, aussi imparfaite soit-elle de par la nature humaine, dans la démocratie.
Militant intransigeant de la liberté et de la vérité, faisant fi de la désapprobation qu’il suscita auprès de ses amis, y compris gaullistes, Aron se rangea résolument du côté de la raison contre l’idéologie, du côté de la démocratie contre les totalitarismes, du côté des sceptiques contre les fanatiques. C’est par cette sentence qu’il conclut L’opium des intellectuels : « Si la tolérance naît du doute, qu’on enseigne à douter des modèles et des utopies, à récuser les prophètes de salut, les annonciateurs de catastrophes. Appelons de nos voeux la venue des sceptiques s’ils doivent éteindre le fanatisme. »
Reste à explorer l’inconnu que sont l’âme humaine et la métaphysique du Mal pour connaître ce qui obscurcit la raison. Dans Le Courage de la nuance, Jean Birnbaum s’y essaie, c’est l’objet de son ouvrage, s’en remettant à George Orwell, Hannah Arendt, Georges Bernanos, Germaine Tillion, Roland Barthès, et invitant chacun à compléter la liste selon son coeur. Comme il l’écrit en exergue, de ces sincérités convergentes naîtra la vérité.
Le Courage de la nuance, Jean Birnbaum, 144 pages, Seuil.
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(L’article ci-dessus a initialement été publié dans l’hebdomadaire satirique PAN n° 3985 du vendredi 28 mai 2021.)
Quel billet ! Vous êtes en verve ! J’ajouterais cette sentence de Charles Bukowski : « Le grand problème dans le monde c’est que les personnes intelligentes sont pleines de doutes alors que les personnes stupides sont pleines de certitudes. »
Mais qui s’intéresse à la vérité parmi tant de gens qui ont raison…. et sont d’autant plus convaincus d’avoir raison qu’ils ne s’instruisent guère? Et ils ont bien plus de succès que les chercheurs de vérité. Comme disait Orwell: « L’ignorance c’est la force. »
« Selon mon coeur », j’y ajouterais volontiers Montaigne…