Le Tijdgeest, une notion empruntée à la philosophie allemande (Zeitgeist), dénote l’esprit d’une époque, son génie, dans le sens des idées, valeurs et représentations qui en composent le paysage intellectuel et culturel et qui formatent les comportements et les démarches, y compris scientifiques. C’est un phénomène dynamique qui participe de l’inconscient collectif. Nous faut-il y adhérer ou pouvons-nous rester au balcon, et à quel prix ? Sommes-nous enfermés dans son carcan et pouvons-nous nous en libérer ? Le comprendre, n’est-ce pas se rapprocher de l’essentiel dans l’existence ?

Une certaine idée du progrès

En 1977, rappelle Rik Torfs dans Tijdgeest, des intellectuels français parmi lesquels le philosophe Michel Foucault (1926-1984), Daniel Cohn-Bendit (1945), le Dany le Rouge de Mai 68, membre du Parlement européen pendant près de 20 ans et ancien co-président du groupe écologiste Verts/ALE, et Jack Lang (1939), l’ancien ministre de la Culture du président Mitterrand (1916-1996), signèrent un manifeste dans lequel ils demandaient la dépénalisation des contacts sexuels avec des mineurs. En 2021, Jack Lang admit à moitié que c’était « une connerie inacceptable » et argua de ce que ces intellectuels dont il faisait partie s’étaient laissé porter « par une sorte de vision libertaire fautive ». La faute à l’esprit du temps, donc. Pareil pour Le Grand Bazar publié en 1975 ? Simple Cohnnerie ? La gauche n’est manifestement pas toujours du bon côté de l’Histoire et elle éprouve beaucoup de mal à le reconnaître. Toujours est-il que l’air du temps peut se révéler nauséabond.

La manière dont chacun s’adapte à l’émanation de ce génie, ses priorités, ses préjugés et ses tabous, dépend de sa vision de l’existence et de sa croyance en une certaine idée du progrès. Rik Torfs en analyse dans Tijdgeest les effets sur quelques aspects de la vie contemporaine, bien qu’il admette qu’ayant passé la plus grande partie de son temps dans le milieu universitaire, une sorte d’atelier protégé pour personnes relativement intelligentes, il ne soit pas le mieux placé pour parler de la vraie vie. « Les membres du milieu académique, écrit-il, ne sont pas toujours des héros, il leur manque parfois le courage moral. Sans généraliser, ils sont, dans l’ensemble, de nature assez docile et anxieuse. » Et pourtant, ajoute-t-il, ils éprouvent le besoin de se distancer de leurs prédécesseurs, se croient plus éclairés que leurs maîtres. Il avoue qu’il lui est aussi arrivé de céder à cet état d’esprit et conclut que l’idée de progrès a souvent plus à voir avec l’idée que l’on s’en fait qu’avec un progrès véritable.

En d’autres termes, écrit-il, « le prétendu progrès ne consiste souvent en rien de plus ni rien d’autre qu’à embrasser un nouveau paradigme moral. » Reste que l’être humain, en particulier occidental, tant sur le plan individuel que sur le plan collectif, a besoin de rêver qu’il va de l’avant. C’est dans la nature de la condition humaine, indépendamment du fait que certains – Kant (1724-1804) et d’autres à sa suite – voient dans l’optimisme dont l’idée de progrès est le reflet un devoir moral et – qui sait ? – est-il une expression du dialogue de tout être vivant avec l’éternité, pour paraphraser Rainer Maria Rilke (1875-1926), cité par Rik Torfs (dans un autre contexte).

De la démocratie à l’émocratie

Un thème par rapport auquel la prégnance (au sens de la psychologie, à savoir la qualité de ce qui s’impose avec force à l’esprit) du Zeitgeist se vérifie et le premier analysé par Rik Torfs est la liberté d’opinion. Ne peut-on plus rien dire sans courir le risque de se faire rembarrer et devoir se taire ? Le fait est qu’il s’est instauré une confusion grandissante entre raison et morale. Une opinion n’est plus contredite avec des arguments rationnels mais fait l’objet d’un jugement moral. Le cas échéant, elle est rejetée non parce qu’elle manque de justesse mais parce qu’elle manque d’éthique ou qu’elle a été émise par une personne jugée méprisable – et, dans ce dernier cas, dit Torfs, la discussion s’arrête avant même qu’elle n’ait commencé.

Il fut un temps où la Cour européenne des droits de l’homme considérait que les opinions blessantes, choquantes et dérangeantes ne menaçaient pas le bien-être général mais au contraire y contribuaient. Dans un arrêt plus récent, la Cour a été à rebours de sa propre jurisprudence et statué que des propos dénigrant une religion étaient condamnables dès lors qu’ils étaient susceptibles de nuire à l’intérêt général. Rik Torfs, qui en est un spécialiste, y voit un rapprochement inattendu avec le droit canon, qui professe la liberté d’opinion pour autant qu’elle tienne compte précisément de l’intérêt général, notion mythique s’il en est. Dans un effet de spirale induit par l’esprit du temps, la prise en compte des éléments affectifs en entraîne dans notre société occidentale une protection juridique accrue qui dénature la liberté d’opinion alors que cette liberté était justement l’une des sources de la force et de la vitalité de notre société.

Le droit suit la même voie. Autrefois, l’égalité devant la loi emportait la préférence de la plupart des gens et d’une majorité des juristes. Deux normes jugées à l’époque moins orthodoxes ont gagné en popularité : l’égalité « dans » la loi (la suppression de ce qui distingue) et l’égalité « par » la loi (la suppression des inégalités de fait ou arithmétiques). S’agit-il là d’un progrès pour l’Occident ? Que l’égalité par la loi soit la norme en Chine répond à la question.

Tijdgeest, Een perspectief op mens en tijd, Rik Torfs, 200 pages, Ertsberg.

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(Cet article a paru dans l’hebdo satirique PAN n° 4082 du mercredi 12 avril 2023.)