« Prêter à des entreprises et à des particuliers engagés dans la production de biens et services – ce que la plupart des gens imaginent être l’occupation des banques – ne représente qu’environ 3% du total de leurs engagements. » Mais que font les banques alors ? A un point qui défie l’imagination, elles traitent entre elles ! Dès l’introduction de Other People’s Money : Masters of the Universe or Servants of the People ?, le ton est donné. Et qui donc pourrait mieux exposer, analyser et expliquer le sujet que John Kay, ancien administrateur d’une grande banque britannique avant qu’elle ne verse dans l’hubris, professeur invité à la London School of Economics et chroniqueur au Financial Times ?
Dans ce remarquable ouvrage au style vif, incisif et empreint d’humour, John Kay démontre ce qu’il appelle la « financialisation » du système financier. Certes, nous avons besoin de la finance. Mais, aujourd’hui, nous en avons bien plus qu’il ne nous en faut ! L’auteur en veut pour preuve le fait que les transactions quotidiennes en devises étrangères représentent une centaine de fois l’échange journalier de produits et services ou encore le fait que le volume annuel des paiements effectués au Royaume Uni corresponde à quarante fois son revenu national. La finance est devenue une industrie qui commerce avec elle-même, parle avec elle-même et se juge sur base de critères de performance qu’elle a elle-même instaurés.
Dans le monde financier et ailleurs, la culture du bonus, loin d’aligner les intérêts des managers et des traders sur ceux des propriétaires et autres parties concernées, produit des effets diamétralement opposés à ceux recherchés, comme l’apparition de cadres supérieurs de grandes entreprises dans les rangs des super-riches. Pourtant, dans le monde bancaire, les profits sont souvent illusoires. Une grande partie de la croissance du secteur financier ne représente pas une création de richesses, accuse John Kay, mais résulte de l’appropriation de richesses créées ailleurs dans l’économie, une appropriation qui se fait au profit d’un certain nombre d’acteurs privilégiés du secteur financier.
Or, aussi ingénieux soient-ils, constate l’auteur, lesdits acteurs du secteur financier ne le sont jamais autant qu’ils ne le croient ou, en tout cas, ils le sont insuffisamment pour gérer la complexité de l’univers qu’ils ont créé. Quand, par exemple, il est laissé à des ordinateurs d’exécuter des transactions entre eux sur base d’algorithmes, personne ne peut plus entièrement comprendre ce qui se passe. Qu’importe pour les bénéficiaires du système puisqu’ils s’en partagent les profits mais n’en supportent pas les pertes !
Dans le milieu de la finance d’aujourd’hui, le respect de l’intérêt des clients et la loyauté envers les institutions ont été remplacés par la poursuite acharnée d’intérêts personnels égoïstes imprégnés d’une culture du court-terme (« I’ll be gone, you’ll be gone », « je serai loin, tu seras loin »). Une illusion de profitabilité sous-tend toute cette agitation dans la croyance que l’ingénierie financière ajouterait de la valeur et assurerait des rendements exceptionnels bien qu’elle ne serve qu’à remplir les poches de quelques-uns en hypothéquant l’avenir de tous. A titre d’exemple, l’exposition de la Deutsche Bank aux produits dérivés est estimée à 55.000 milliards €. Ce chiffre astronomique (55.000.000.000.000 €) dépasse l’entendement des politiciens et des régulateurs ainsi que celui des dirigeants de la banque dont le total de bilan ne s’élève qu’à environ 2.000 milliards € tandis que le PIB de l’Allemagne est de 3.000 milliards €. Et, précise l’auteur, l’Europe regorge de banques zombies, des banques fondamentalement insolvables qui ne doivent leur survie qu’à l’assistance de la banque centrale.
Les montants considérables d’argent public qui ont été injectés dans le système financier n’ont guère contribué à la reprise économique dans la mesure où cet argent a été englouti par le secteur financier lui-même ou a servi à payer les rémunérations exorbitantes de ses senior managers. Pour être prospère, un pays a besoin d’un système financier qui fonctionne bien et remplisse la mission qui lui est normalement assignée : gérer nos paiements, conserver notre épargne et la canaliser vers des investissements productifs tels que la construction d’habitations ou d’infrastructures ainsi que le développement de nouvelles activités économiques, nous assister dans la gestion de nos finances personnelles sur le cours d’une vie ou entre générations. A défaut de réformer en profondeur la structure du système financier et de corriger les comportements de ses principaux agents, prévient John Kay, les économies occidentales s’exposent inévitablement à de nouvelles crises successives.
La promiscuité entre la sphère financière et le pouvoir politique et l’incompétence des uns et des autres à cerner le système dans toute son inextricabilité n’incitent pas à l’optimisme. Du moins cet ouvrage, solidement étayé sur l’érudition financière et historique de son auteur, ses observations personnelles et des références aux déclarations et agissements des protagonistes de la planète financière, décortique-t-il l’activité bancaire dans ce qu’elle était à l’origine, ce qu’elle est devenue et ce qu’elle devrait être et aidera-t-il ses lecteurs à se prémunir des multiples dérives du système en attendant qu’il n’y soit, un jour, remédié, non par une réglementation toujours plus lourde mais par une réglementation plus appropriée. Car – Other People’s Money de John Kay le met judicieusement en lumière – c’est, notamment, aussi à cette condition que l’on relancera l’économie et garantira le bien-être social.
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