Nous interrompons ici nos séries d’articles consacrés au wokisme et à l’écologisme, deux facettes de l’anti-humanisme et de l’ingénierie sociale dont ces articles ont tracé la généalogie du XVIIIe siècle (de Kant pour le meilleur et de Malthus pour le pire) à nos jours, pour nous pencher sur le dernier ouvrage de l’écrivain et chercheur français Christian Salmon. Celui-ci accéda à la notoriété grâce à son livre Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits paru en 2007, dans lequel il examinait les nouveaux usages du récit dans la communication politique, le management et le marketing, et il publia en 2020 La Tyrannie des bouffons « sur le pouvoir grotesque » aux éditions Les Liens qui Libèrent où est aussi paru son dernier sur L’art du silence
Christian Salmon fut l’assistant de Milan Kundera de 1982 à 1988 et à la base de la création en 1993 du Parlement international des écrivains, une association de solidarité avec les écrivains persécutés pour laquelle il reçut l’appui de plusieurs centaines d’écrivains et d’intellectuels des cinq continents. Autant dire qu’il dispose d’une imposante culture littéraire, ce dont son dernier essai témoigne, bien qu’il y aborde le monde de la littérature sous un angle inédit, celui du « silence » de quelques-uns de ses représentants les plus marquants, Nicolas Gogol, Gustave Flaubert, Franz Kafka, Marcel Proust, Alexandre Soljénitsyne, Milan Kundera et tant d’autres. « Ce serait un livre non pas sur Kafka, mais avec Kafka dans le moteur. Comme un tigre 🙂 », écrivit Salmon à son éditeur. Il reprend la formule en exergue de son livre sur les pannes de narration.
La fiction menace le monde
« La fiction menace le monde, avance-t-il en prologue. Et le monde s’efforce de la conjurer. » C’est à double sens. Ses recherches en attestent – ce fut le sujet de ses deux autres livres cités ci-dessus -, le monde vise tantôt à s’approprier le récit, tantôt à le censurer. Mais, comme l’indique Salmon, s’agissant du pouvoir constituant de la fiction, la censure ne l’épuise pas, quand bien même l’auteur l’exercerait-il lui-même, car l’histoire littéraire se charge d’ajouter une légende à son oeuvre. Il en fut ainsi de Nicolas Gogol (1809-1852), de Gustave Flaubert (1821-1880), de Franz Kafka (1883-1924). La fiction, qu’elle soit narration romanesque ou instrumentale, mais plus assurément dans le premier cas, ne cesse d’explorer et d’expliquer le possible.
Ce fut le thème d’un article de cette chronique qui recommandait la lecture de La Peste d’Albert Camus, du roman Le Hussard sur le toit de Jean Giono et de Ravage, le roman post-apocalyptique de René Barjavel, pour comprendre la pandémie mieux que n’y réussirent les épidémiologistes. C’était aussi celui de La Compagnie des voyants de Mathieu Laine. Si ce n’est que dans L’art du silence, Salmon s’attache à ce qui interrompt les combats des auteurs qu’il évoque, quand ceux-ci cèdent au renoncement ou au silence, quand, leurs combats menés jusqu’au bout de leurs forces, leur art finit par les épuiser.
L’idée de son livre, relate-t-il, est née pendant les semaines de confinement du printemps 2020, une expérience inédite, intime et mondiale tout à la fois, de silence précisément, sur fond d’isolement, tandis que « le virus, sautant allègrement les frontières, jouissait sans entrave du nouvel espace-temps de la mondialisation ». Une expérience pas si inouïe que ça finalement si l’on songe que la peste noire d’origine asiatique qui frappa toute l’Europe au XIVe siècle et dont on estime le nombre de victimes humaines à 25 millions sur une population totale d’environ 75 millions d’habitants était déjà en fait le produit d’une mondialisation d’avant la mondialisation, la différence résidant dans ce que, pendant l’épisode du covid-19, les corps cessèrent de s’appartenir et, tous suspects, firent l’objet d’une surveillance rapprochée numérisée.
Face à une mobilisation totale
Salmon écrit que « le soupçon s’infiltra partout » et rappelle à cet égard ce qu’Hannah Arendt disait de la mobilisation totale dans une société totalitaire : « Son objectif est atteint lorsque les gens ont perdu tout contact avec leurs semblables aussi bien qu’avec la réalité qui les entoure ». Car, les gens sont concomitamment privés de la faculté d’expérimenter et de penser. C’est à ce niveau, en réponse à l’intranquillité des temps dans un monde privé de Dieu, que se situe le rôle des écrivains, surtout quand ils se montrent, comme l’écrivit Salman Rushdie en 1993 dans sa Déclaration d’indépendance pour le Parlement international des écrivains, « citoyens de plusieurs pays, le pays limité et bordé de frontières de la réalité observable et de la vie quotidienne, le royaume infini de l’imagination, la terre à moitié perdue de la mémoire, les fédérations du coeur à la fois brûlantes et glacées, les états unis de l’esprit (calmes et turbulents, larges et étroits, réglés et détraqués), les nations célestes et infernales du désir et – peut-être la plus importante de toutes nos demeures – la république sans entrave de la langue ».
Ces différents pays sont, selon Christian Salmon, tombés sous le contrôle des pouvoirs politiques, économiques et religieux, même les territoires les plus secrets de l’imaginaire que sont le désir, l’inconscient, le rêve et l’imagination, victimes de formes plus ou moins visibles de captation. La pandémie en a accéléré l’emprise. Reste le non. Salmon cite l’écrivain espagnol Vila-Matas dont le Bartleby s’est approprié le « I would prefer not to » d’Herman Melville : « Le non est merveilleux parce que c’est un centre vide, mais toujours fructueux. »
L’art du silence, Christian Salmon, 272 pages, Les Liens qui Libèrent.
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(Cet article a paru dans l’hebdo satirique PAN n° 4099 du mercredi 2 août 2023.)
Même pas besoin de contrôle! Comme dit Hannah Arendt citée ici: « L’objectif du totalitarisme est atteint lorsque les gens ont perdu tout contact avec leurs semblables aussi bien qu’avec la réalité qui les entoure »…..